La dérive autoritaire de KaÏs SaÏed

« La Tunisie est un beau pays, mais il n’y a pas de travail. » 

Sa vie en Europe ne fait pas oublier son pays, la Tunisie, à Nabil. Il garde de bons souvenirs, notamment des premiers jours de la Révolution tunisienne. Cependant, la situation économique difficile dans cette nation d’Afrique du Nord le pousse à dire qu’il pourrait ne jamais y retourner.

Bien après minuit, dans un bar de blues vide et faiblement éclairé situé dans le centre de Copenhague, un groupe inhabituel fait irruption. L’un d’eux s’appelle Nabil*, âgé de 25 ans, loin de ce qu’il appelait autrefois chez lui, Tunis. Ce soir, il est accompagné de trois jeunes femmes britanniques un peu éméchées et d’un homme plus âgé aux cheveux gris et aux dreadlocks, portant des lunettes de soleil carrées et avec un étui de guitare à la main. Nabil prend place devant la petite scène, observant la session de jam improvisée qui a commencé, aux côtés des rares personnes encore présentes à cette heure.

Lorsqu’on lui parle de la Révolution tunisienne, Nabil se souvient de Tunis, la capitale de la Tunisie, où des affrontements violents ont eu lieu au début du mouvement, en décembre 2010. Le soulèvement protestait contre la pauvreté, la corruption et la répression politique en Tunisie, et a involontairement inspiré une vague de résistance civile, plus tard appelée le Printemps arabe. Il y a de la fierté dans sa voix. “On a inspiré beaucoup de personnes arabes, en Libye, en Algérie, au Maroc, en Égypte et en Syrie.”

« On a fait l’histoire », déclare Nabil avec un sourire, avant de tirer une nouvelle bouffée de sa cigarette. C’était en effet historique. Après le début des manifestations en 2011, le président de longue date Zine Al-Abidine Ben Ali a été contraint de quitter ses fonctions, mettant officiellement fin à 23 années au pouvoir. Renverser un régime autoritaire grâce au pouvoir de la voix collective du peuple est certainement un point de fierté pour la révolution, indicatif d’un progrès en matière de droits humains en Tunisie, ainsi que dans de nombreuses autres parties de la région d’Asie du Sud-Ouest et d’Afrique du Nord où la résistance a eu lieu. « Oui, beaucoup mieux en termes de droits humains, mais la situation s’est beaucoup détériorée financièrement et économiquement », dit Nabil.

Aujourd’hui, il semble que les valeurs et les progrès de la révolution tunisienne  soient lentement démantelés sous le règne du président actuel Kaïs Saïed. Bien que Saïed soit de plus en plus critiqué par la population locale, Nabil pense qu’il reste la meilleure option pour le pays. « Il n’est pas bon, mais avec beaucoup de mauvaises personnes, vous choisissez la moins mauvaise. » Il allume une autre cigarette et continue de réfléchir à l’élection présidentielle à venir en Tunisie. « C’est un homme bien. Il essaie de trouver… de trouver une solution pour le pays. Je ne pense pas qu’il fera une grande différence, mais il essaie. »

Pas assez d’emplois, pas beaucoup d’espoir

Il met en lumière un cercle vicieux qui s’est établi. Avec l’arrivée d’exilés en Tunisie, une main-d’œuvre moins chère que les résidents locaux est introduite. Les employeurs profitent de la grande précarité des personnes en exil pour diviser par deux les salaires qu’ils paieraient normalement aux Tunisiens. En conséquence, ces derniers se retrouvent au chômage, les postes étant occupés par une communauté précaire contrainte d’accepter des conditions de travail moins favorables. Cette dynamique engendre de nombreuses tensions et frustrations entre les Tunisiens et les personnes en situation d’exil.

Bien que sa famille, qui vit toujours à Tunis, lui manque, Nabil ne se voit pas vivre de nouveau en Tunisie. Du moins pas dans les circonstances actuelles. « C’est un meilleur avenir ici. J’aime mon pays, mais retourner vivre là-bas, non, je ne pense pas. Peut-être qu’avec le temps, ça va changer, mais en fait, non. Je viens juste d’arriver ici », dit-il avec un sourire.

Le bar est toujours animé par la musique de ses compagnons, passant du blues au reggae. Nabil est arrivé en Allemagne il y a seulement un an, pour y continuer ses études, après un voyage éprouvant pour obtenir son visa ; « Ce n’est pas impossible, mais… C’est dur. Difficile, vraiment difficile. Ça m’a pris un an pour obtenir mon visa pour l’Allemagne. Peut-être à cause du système allemand : beaucoup de paperasse, de bureaucratie, ou peut-être à cause de toutes les personnes qui veulent quitter la Tunisie. »

Dans sa nouvelle vie, Nabil explore le monde et prévoit de voyager à Berlin, Varsovie et Barcelone dans les mois à venir. Mais peu importe où il va, une chose pourrait ne jamais changer quand il pense à chez lui ; « Les gens en Tunisie sont trop cool. Ils sont vraiment, vraiment cool. Je pense qu’ils sont les plus cool. Ce n’est pas parce qu’ils sont de mon pays. Non, je dis juste la vérité. »

*le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat de notre source.

Journaliste : Anne Mie Ryding
Edition : Sebnem Adiyaman
Traduction : Méline Laffabry

Sidi Bouzid – Ville où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu le 17 décembre 2010 et déclenche la révolution tunisienne

Les difficultés socio-économiques en Tunisie engendrent des tensions entre les citoyens et les personnes exilées. 

Position géographique, crise politique, et de graves défis économiques ont placé la Tunisie au cœur des flux migratoires vers l’Europe. Le pays nord-africain est devenu, à la fois, une source importante de migration, et un passage indispensable vers des pays plus riches pour les personnes fuyant les conflits, les persécutions, et la pauvreté dans différentes régions d’Afrique et d’Asie.

Crise politique et une économie en difficultés

Son auto-immolation tragique a été suivie par des manifestations contre le régime autoritaire et les conditions socio-économiques. Ceci a déclenché la révolution tunisienne et le printemps arabe. Contrairement à d’autres pays qui ont également connu un soulèvement populaire dans la région, la Tunisie a pu se rapprocher considérablement de la démocratie.  Après la fuite du président autocratique Ben Ali en Arabie Saoudite le 14 janvier 2011, le pays a établi une nouvelle constitution et est passé à un système multipartite. 

Alors que la situation s’aggrave, le pays s’est fortement endetté auprès de l’étranger. Dette qui, en 2022, représentait près de 90% de son PIB. Après avoir remboursé les dettes de 2023, la Tunisie continue à faire face à des difficultés pour obtenir davantage de financements externes. Selon le ministère des Finances, le service de la dette devrait augmenter de 40% en 2024 par rapport à 2023.

Pour stabiliser l’économie tunisienne, en 2023 le Groupe de la Banque africaine de développement (BAD) a suggéré au pays d’adopter une stratégie à moyen terme pour réduire la dette souveraine, introduire un plan de restructuration des entreprises publiques, et réduire sa dette extérieure. Ils ont également conseillé de négocier un plan avec le Fonds Monétaire International (FMI) pour rétablir la viabilité financière, afin d’attirer davantage d’investissements.

Difficile pour les Tunisiens, encore plus pour les étrangers

En plus de cela, les réfugiés Subsahariens sont de plus en plus exposés à la violence étatique et non étatique. Bien que les problèmes économiques en Tunisie soient antérieurs à la population croissante de migrants, le discours dans le champ sociopolitique s’est orienté pour désigner les personnes d’origine subsaharienne en situation d’exil en tant que boucs émissaires à l’origine des maux sociaux du pays.

Cette chaîne de déchargement de responsabilité de la migration de l’Europe à la Tunisie, puis vers l’Algérie et la Libye, laisse les personnes exilées dans une société déjà en difficulté pour subvenir à ses propres besoins. Bloquées en Tunisie et pris pour boucs émissaires des problèmes socio-économiques plus larges du pays, elles deviennent les plus vulnérables aux mauvaises conditions économiques du pays, car leur statut non-reconnu les expose davantage à la violence et à l’exploitation. 



Cette série multimédia est produite par Specto Média.
Autrice : Eléonore Plé
Enquête et réalisation : Eléonore Plé
Fixeur : Amin
Réalisation sonore : Norma Suzanne
Identité graphique : Amandine Beghoul et Baptiste Cazaubon
Doublage version française : Yamane Mousli
Doublage version anglaise : Isobel Coen et Julian Cola
Montage : Hugo Sterchi et Norma Suzanne
Studio d’enregistrement : Radio M’S

Cette série multimédia est réalisée en collaboration avec aidóni pour la traduction, la rédaction des articles et des portraits. Pour découvrir la série en version anglaise, rendez-vous sur aidóni.

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