Le plus grand cimetière du monde

“Mes neveux sont arrivés sains et saufs à Lampedusa. Nous n’avons plus jamais eu de leurs nouvelles.”

Depuis 2011, des dizaines de milliers de personnes ont péri en tentant de traverser la mer Méditerranée pour atteindre les côtes de l’Union européenne, une catastrophe qui a plongé des milliers de familles dans le deuil. Moins connu est le drame de nombreux migrants dont le sort reste incertain, ayant disparu après leur arrivée sur le sol européen. Parmi ceux qui cherchent désespérément des réponses et luttent pour la justice se trouve Imed Soltani, un mécanicien de Tunis. Son histoire le place en première ligne d’une lutte pour la vérité et la dignité des victimes.

À la recherche de leurs garçons, Imed et sa famille ont alors commencé leur « lutte pour la justice et la vérité ». En rassemblant plusieurs familles des disparus à la recherche de réponses, Imed a fondé l’association « Terre pour tous ». « Nous avons choisi ce nom car nous savons que s’il n’y a pas de terre pour tous, il n’y a pas de justice. Si nous ne luttons pas, le nombre de morts et de disparus en Méditerranée continuera d’augmenter. » L’association fonctionne sans aucun soutien financier. « Nous n’avons même pas de compte bancaire. Nous voulons garder une voix libre et une totale liberté de parole. Si nous acceptons de l’argent de l’Union européenne, nous ne pouvons plus clairement dire ce que nous pensons et dénoncer ce qui se passe. »

En 2015, les familles ont obtenu l’ouverture d’une commission d’enquête. « Nous avons envoyé toutes les vidéos et les enregistrements d’appels de nos garçons prouvant qu’ils étaient bien arrivés à Lampedusa. Nous avons des témoignages et des vidéos montrant que de grands bateaux, les 1er, 14 et 29 mars et 29 avril, ont amené des immigrants mais nous n’avons plus jamais eu de leurs nouvelles. Nous ne savons pas où ces bateaux allaient. Il y a quelque chose qui cloche. Nous avons parlé au ministère de l’Intérieur italien à Rome où il y a un bureau traitant des personnes disparues. Ils n’ont jamais donné de réponse claire aux familles tunisiennes. »

Imed ne mâche pas ses mots. Pour lui, ces morts et disparitions sont une conséquence directe des politiques européennes. « Les politiques de l’UE sont une guerre non déclarée. Il y a des accords entre l’Union européenne et la Tunisie et entre l’Italie et la Tunisie qui font de notre pays le garde-frontière de l’Europe. Nous ne sommes pas d’accord avec cela et nous nous battons contre. Ces politiques ont transformé la Méditerranée en un cimetière et nous voulons que l’UE assume ses responsabilités. »

« Il y a un mois, en mars 2024, nous avons retrouvé les corps de six garçons enterrés dans des tombes italiennes sans noms, uniquement identifiés par des numéros. Ils avaient quitté la Tunisie en octobre 2023 et n’avaient donné aucun signe de vie après leur arrivée à Lampedusa. Ce n’est pas la première fois que, en cherchant nos disparus, nous trouvons leurs corps dans des cimetières italiens. Après des tests ADN, nous avons pu faire pression sur le gouvernement pour qu’ils soient rapatriés et enterrés dans des tombes tunisiennes avec leurs noms où leurs familles peuvent venir se recueillir. »

Imed est également sensible au sort des exilés subsahariens passant par la Tunisie pour atteindre la Méditerranée. « Nous sommes solidaires des subsahariens. Beaucoup d’entre eux sont à Sfax. Ils vivent dans des camps, dans des champs, sous les arbres. C’est inacceptable. Pour protéger les Tunisiens et les Subsahariens et rendre justice à ceux pour qui il est déjà trop tard, Imed et son association travaillent sans relâche. « Tous ces problèmes sont dus à la fermeture des frontières et au non-respect des lois internationales et des droits humains. Nous voulons juste le respect de ces lois. Le respect de l’humanité de chaque personne. C’est notre combat. »

Journaliste : Méline Laffabry
Edition : Rogerio Simoes
Traduction : Méline Laffabry

Mer Méditerranée

La mer Méditerranée, un naufrage pour les droits des personnes exilées

Le calvaire de dizaines de milliers de personnes fuyant à travers la Méditerranée en quête d’une vie meilleure en Europe est bien documenté. Un nombre stupéfiant périssent durant le voyage, donnant naissance au sinistre surnom de « plus grand cimetière de migrants du monde. » Cependant, une autre facette de cette crise, bien que moins évoquée, est corroborée par de nombreux témoignages et documentée par des ONG.

Dénonciations des violences

Un Mur de Silence

Les autorités tunisiennes ont nié les accusations ou fourni des raisons qui, selon elles, expliquent pourquoi certaines de ces mesures ont été prises.

La situation est en outre compliquée par l’état périlleux de la liberté de la presse en Tunisie, notamment depuis 2021. « Vous savez que le journalisme en Tunisie aujourd’hui est à la fois difficile et très risqué », a confié un journaliste tunisien qui a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité. « Depuis 2021, nous ne sommes pas autorisés à travailler sur le terrain et de nombreux journalistes sont maintenant emprisonnés parce qu’ils ont rapporté des choses. Ce que vous avez dit à propos des migrants, c’est ce que nous disons tous, mais nous sommes incapables de le prouver parce que nous ne pouvons pas mener les enquêtes nécessaires. »

Un partenariat malaisé

La relation entre l’UE et la Tunisie est complexe, les responsables de l’UE notant l’importance des contacts directs dans la conduite des relations. Pendant ce temps, les preuves recueillies par les ONG de recherche et de sauvetage (SAR) et les observateurs dressent un tableau sombre du traitement des migrants par les gardes-côtes tunisiens. Les rapports de violence physique, l’utilisation d’armes à feu, le retrait des moteurs et les collisions de bateaux contribuent aux risques éprouvants auxquels sont confrontés les migrants en mer. En outre, selon les organisations humanitaires, le retard de la Tunisie dans l’établissement d’une zone de recherche et de sauvetage (SAR) formelle, cruciale pour mener des opérations de sauvetage au-delà de ses eaux territoriales, souligne le besoin urgent de solutions de gestion de la migration complètes et humaines.

Journaliste : Ata Ahmet Kökçü
Editrice : Méline Laffabry
Traduction : Méline Laffabry



Cette série multimédia est produite par Specto Média.
Autrice : Eléonore Plé
Enquête et réalisation : Eléonore Plé
Fixeur : Amin
Réalisation sonore : Norma Suzanne
Composition originale : Norma Suzanne
Identité graphique : Amandine Beghoul et Baptiste Cazaubon
Doublage version française : Yamane Mousli, Norma Suzanne, Isobel Coen, Franck Boissier
Doublage version anglaise : Isobel Coen
Montage : Hugo Sterchi et Norma Suzanne
Studio d’enregistrement : Radio M’S

Cette série multimédia est réalisée en collaboration avec aidóni pour la traduction, la rédaction des articles et des portraits. Pour découvrir la série en version anglaise, rendez-vous sur aidóni.

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