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Dans les rues de Sfax, une ville tunisienne animée perchée au bord de la Méditerranée, Mohammed est l’un des milliers d’étrangers qui voient cet endroit comme un ticket pour l’Europe. Rêvant d’un avenir meilleur dans une nation plus riche, ce ressortissant de Sierra Leone partage son histoire, qui inclut une tentative précédente avortée de traverser la Méditerranée et l’expérience blessante du racisme.
« Tout d’abord, je m’appelle Mohammed Jawara. Je viens d’Afrique de l’Ouest, de Sierra Leone. J’ai 36 ans. J’ai quitté la Sierra Leone en 2019 à cause des conditions dans le pays. Les choses y sont difficiles. C’est pourquoi j’ai décidé de retenter ma chance. Parce que j’ai déjà été dans ce monde auparavant. »
Ce monde, comme l’appelle Mohammed, est le monde de l’exil. Il raconte sa première tentative de rejoindre l’Europe via la Libye en 2017 et 2018, une entreprise qui s’est soldée par une déception et l’a contraint à retourner en Sierra Leone.
En 2019, il décide de reprendre la route. Il nous montre une carte sur son téléphone : « J’ai quitté la Sierra Leone pour la Guinée-Conakry. C’est ma ville natale, Kabbalah. Donc de là, je suis venu de ce côté, Farana. Entre Kabbalah et Farana, il y a de nombreux villages, donc ce n’est pas trop difficile de traverser de ce côté. Mais vous savez, chaque pays a son propre poste de contrôle de police. Lorsque vous arrivez à la frontière pour entrer en Guinée, vous rencontrez le poste de contrôle de Sierra Leone, puis le poste de contrôle de Guinée de l’autre côté de la frontière. Lorsque vous passez ce dernier, vous entrez en Guinée. »
Mohammed a principalement voyagé seul, mais parfois il a dû rejoindre un groupe. « Pour entrer au Mali, nous étions plus de 15 personnes. De la Guinée, de la Sierra Leone, du Libéria, tous essayant d’entrer au Mali. Nous avions aussi des enfants avec nous, de deux ans et des bébés de six mois. » Il souligne la difficulté de traverser du côté malien depuis la Guinée en raison de contrôles frontaliers stricts, affirmant : « Vous savez, quand vous êtes face à cette frontière, tout le monde essaie de survivre parce qu’entrer au Mali depuis la Guinée n’est pas facile. La frontière est trop serrée. » Il explique que des pots-de-vin sont nécessaires pour traverser. « Peu importe quel poste de contrôle vous traversez sur cette autoroute, vous payez avant de passer. » Ceux qui ne peuvent pas verser de l’argent doivent « se faufiler » seuls au Mali, ce qui est beaucoup plus difficile.
S’aventurer dans le nord du continent, en particulier en essayant d’entrer en Algérie, s’avère périlleux pour des personnes en exil comme Mohammed. « De Tombouctou [Mali] à l’Algérie, c’est la plus longue distance et c’est la plus effrayante », dit Mohammed. « Si vous avez de l’argent, vous pouvez prendre une voiture. Vous passez trois jours dans le désert du Sahara à l’arrière d’un pick-up. C’est là que les gens meurent. Nous étions 36 à l’arrière de la voiture. Si vous tombez, ils vous laisseront. Le conducteur ne s’arrêtera jamais. » Survivre à ce voyage périlleux ne mène qu’à d’autres défis aux frontières nord-africaines. Mohammed décrit sa rencontre avec des groupes armés : « Il y des garçons arabes. Nous ne savons pas qui ils sont. Ils ont leurs armes, ils ont leur propre gouvernement. Ce sont ces gars-là qui tuent là-bas, qui battent les gens et qui prennent tout ce qu’ils ont. »
Ayant passé six mois en Algérie, Mohammed met en lumière les dures réalités auxquelles sont confrontés les exilés dans ce pays. « Je travaillais dans une entreprise de construction. Parfois, notre patron ne nous payait pas, il nous devait plus de trois mois de salaire. C’est pourquoi les gens partent et vont au Maroc ou en Libye. » L’insécurité financière est aggravée par le spectre du racisme, comme l’explique Mohammed : « Si le gouvernement algérien dit qu’ils vont expulser les noirs, peu importe où vous vivez, ils viendront pour vous. Ils feront une descente dans n’importe quel endroit où vivent des migrants noirs. Par ce processus, certaines personnes meurent. Certaines personnes sautent des gratte-ciel pour s’échapper. Ils nous attrapent puis nous expulsent à la frontière nigérienne. Ils vous laissent dans le désert du Sahara entre le Niger et l’Algérie. »
Il dit également avoir été confronté au racisme de la part des résidents locaux. « Dans la rue, quand elles nous voient, certaines personnes utilisent leurs vêtements pour se boucher le nez. Mais je crois que je prends bien soin de moi. Nous ne sentons pas mauvais, vous savez. Mais le racisme, ce n’est pas facile. J’aime ma couleur. J’aime cette couleur et je suis fier de moi. »
Réfléchissant à l’image plus large de la migration en Afrique du Nord, Mohammed brosse un tableau sombre de désespoir et de survie. « Je ne sais pas pour les années à venir, mais pour l’instant, les gens souffrent pour entrer de ce côté. Entre ces frontières, du Mali à l’Algérie, en passant par la Tunisie, les gens souffrent. En fait, les gens meurent dans le désert. C’est un jeu de hasard. Tout le monde se bat pour lui-même. Vous ne pouvez faire confiance qu’à vos proches ou à vos amis. Vous vous battez ensemble. C’est ainsi que fonctionne la route. Jusqu’à aujourd’hui en Tunisie, c’est ainsi que nous survivons. »
Naviguer dans les rues de Sfax, une ville tunisienne animée perchée au bord de la Méditerranée, s’avère être un défi de taille pour Mohammed et des milliers d’autres qui le voient comme un point de départ vers l’Europe. « Nous sommes des milliers. Les gens mendient dans les rues, il n’y a pas de travail ici. Certaines personnes sont gentilles et nous donnent de la nourriture. Nous voulons partir mais sans argent, il n’y a pas de moyen… Je veux aller en France et y construire une vie. » partage Mohammed, aspirant à un avenir meilleur de l’autre côté de la mer. Malgré l’incertitude, il reste résolu. « Inshallah. Et je sais que j’y arriverai. Je sais que je le ferai. J’attends juste mon heure. »
Journaliste : Méline Laffabry
Traduction : Méline Laffabry
Editeur : Rogerio Simoes
Après avoir passé des mois sur les routes empruntées par les personnes en situation d’exil dans les Balkans en 2022, Eléonore Plé de Specto a décidé de voir de ses propres yeux dans quelles conditions les personnes originaires d’Afrique subsaharienne traversaient la Tunisie dans l’espoir d’atteindre l’Europe. « Il s’agit des gens, pas des chiffres », dit-elle, dans cette interview sur son projet « Tunisie : Terre de passage », soutenu par aidóni.
« C’est le sujet principal d’aujourd’hui, le sujet principal de ce siècle. » C’est ainsi que la journaliste française Eléonore Plé, fondatrice et directrice de Specto Média, explique pourquoi elle a choisi de se concentrer sur la migration dans ses projets éditoriaux les plus récents – et elle n’exagère pas. Le mouvement de personnes, principalement originaires de régions du monde confrontées à des conflits violents, des catastrophes environnementales et une extrême pauvreté vers les nations plus riches de l’hémisphère nord de la planète, définit le XXIe siècle. En juin 2023, l’Organisation des Nations Unies (ONU) recensait 110 millions de personnes déplacées dans le monde. Un nouveau record …
Eléonore voulait aider à changer la manière dont ce sujet monumental est représenté et discuté, surtout dans les pays dans lesquels les exilés arrivent à l’issue de leur périple. C’est pourquoi elle s’est rendue en Tunisie, un pays de transit pour des personnes d’autres origines africaines pour tenter d’atteindre l’Europe.
Son principal objectif était de raconter des histoires humaines, de chercher à comprendre les motivations derrières les départs et mettre en lumières les réalités de la route vers un avenir que l’on espère meilleur. « Pour moi, c’était une manière de créer un nouveau récit, une nouvelle façon de raconter ces histoires », a-t-elle déclaré dans une conversation avec aidóni. « Il y a beaucoup de désinformation, beaucoup de peur autour de ce sujet, et de déshumanisation [des personnes en situation d’exil]. »
Si chaque histoire de migration est unique et résulte d’une multitude de facteurs, Eléonore explique qu’explorer ce sujet signifie forcément enquêter sur l’oppression, même si elle se manifeste sous différentes formes. « Pour moi, c’était une manière de mieux comprendre l’oppression. Quand vous travaillez sur la migration, vous pouvez couvrir l’oppression culturelle, l’oppression économique, l’oppression politique. C’est pourquoi il y a un lien fort entre la migration et les droits humains. »
Le voyage d’Eléonore en Tunisie et à ses frontières est devenu le projet de Specto « Tunisie : Terre de passage », produit aux côtés d’aidóni. Avec tant de chiffres, de graphiques et de théories sur la migration depuis l’Afrique déjà produits, promus et analysés, Eléonore s’est concentrée sur les histoires humaines.
« Il s’agit d’humains, pas de chiffres, pas d’experts », dit-elle. « Je voulais revenir à l’essentiel, raconter des histoires de personnes que l’on n’entend généralement pas. Quand on parle de migration, on parle toujours de politique, d’économie, de chiffres, mais on n’écoute presque jamais les gens. Et quand on le fait, ce n’est pas de manière positive, c’est à travers un récit de crise, de catastrophe. » Une fois que les voix des personnes ont été correctement entendues, dit-elle, les chiffres, le contexte et d’autres points de vue sont ajoutés pour compléter le contenu éditorial qu’elle produit autour du sujet.
Entre novembre 2021 et mars 2022, Eléonore a voyagé à travers plusieurs pays des Balkans pour explorer les conditions dans lesquelles les gens se déplaçaient avec le rêve d’une vie dans l’Union européenne dans la tête. Les conditions difficiles, notamment aux frontières entre des pays comme la Bulgarie et la Turquie ou la Serbie et la Hongrie, lui ont donné envie d’en savoir plus sur les personnes qui décident de tenter un voyage en Europe malgré les nombreux dangers qu’elles rencontrent sur leur route. Son attention s’est ensuite portée sur la Tunisie.
En effet, ce pays du Maghreb est une passerelle informelle vers l’Europe pour de nombreux exilés africains. Malgré le fait que ses frontières soient de plus en plus difficiles à traverser, de nombreux subsahariens tentent leur chance avec pour objectif d’atteindre la Méditerranée. Les motivations politiques et économiques de la fermeture des frontières tunisiennes, ainsi que leurs financements sont plus complexes qu’il n’y paraît.
Pendant son voyage en Tunisie, en août 2023, Eléonore se rend sur différentes étapes du chemin emprunté par la plupart des personnes cherchant à se rendre en Europe. À la frontière du pays avec l’Algérie, elle a été témoin des luttes, de la détresse et de la fatigue de ceux qui avaient déjà parcouru des milliers de kilomètres, en provenance de pays comme le Burkina Faso, le Cameroun et le Sierra Leone, et venaient tout juste d’entrer dans une nouvelle phase de leur périlleux périple.
Avec son ami et fixeur Amin, qu’elle avait rencontré lors de son voyage dans les Balkans alors qu’il travaillait à documenter les push backs à la frontière entre la Grèce et la Turquie, elle a d’abord tenté de se rapprocher de la frontière avec la Libye. Cet objectif s’est avéré trop dangereux, elle s’est alors dirigée vers l’Algérie, en se concentrant sur cette frontière – « un peu plus facile », comme le décrit Eléonore.
C’est là qu’elle a rencontré le centre de son entreprise journalistique : les personnes rêvant d’une vie en Europe, fuyant la violence, la persécution et la misère. « C’était très émotionnel, très dur, de rencontrer des gens à la frontière avec l’Algérie qui venaient de traverser. Certains n’avaient pas de chaussures ni d’eau. Il y avait des femmes seules avec leurs bébés, leurs enfants. » Les gens évitaient de parler, préférant marcher silencieusement par peur des patrouilles qui auraient pu les renvoyer de l’autre côté de la frontière.
L’urgence de leur survie rendait difficile toute interaction journalistique, nécessitant un respect de leur rythme de fuite. « J’ai décidé de me taire. Parce que, comment pouvaient-ils parler ? Comment pouvaient-ils témoigner de ce qui s’était passé à la frontière alors qu’ils voulaient juste boire quelque chose, avancer et atteindre la prochaine étape ? » Les liens et les interactions entre la journaliste et ces personnes devaient être établis avec soin, afin que la confiance soit assurée et maintenue tout au long de ces conversations. « La première chose était qu’ils avaient peur de moi. Des femmes me racontaient : « Je ne te connais pas, peut-être que tu veux quelque chose de moi. Je viens d’être violée par des gardes, j’ai été agressée sexuellement.’ Elles étaient très effrayées, alors j’ai pensé que je devais juste me taire et respecter leur choix de ne pas vouloir témoigner. »
« J’ai vu de la peur, de la survie, mais aussi, avec certains d’entre eux, de la solidarité. » Eléonore raconte comment un groupe de dix hommes ont couru se cacher dans les champs de pistaches lorsqu’il l’ont vue arriver avec Amin. Ils pensaient qu’ils étaient de la police ou allaient les voler. Il faudra qu’elle s’approche d’eux, leur explique qu’elle est une journaliste française et leur montre son visage grâce à la lumière de son téléphone pour que certains acceptent de lui parler.
« Petit à petit, un homme a commencé à discuter, puis un deuxième. Deux heures plus tard, nous riions, nous parlions de beaucoup de choses. Certains étaient encore silencieux, ayant juste envie de continuer, mais avec d’autres, c’était drôle.»
Les histoires de ces individus, leurs conditions et les obstacles auxquels ils étaient confrontés dans leur périple vers une vie meilleure – quelle que soit la raison pour laquelle ils ont décidé de commencer ce voyage en premier lieu – ont conduit Eléonore à une conclusion : elle devra continuer à produire des histoires sur le sujet parce que le problème va s’aggraver avant de s’améliorer un jour, un peu.
« Je ne peux pas arrêter ce travail, c’est ce que j’ai appris. Parce que ce problème est énorme et ne va pas aller en s’arrangeant. Selon moi, la façon dont les états se comportent avec les exilés va empirer. Les politiques d’externalisation et de militarisation vont s’aggraver et produire de plus en plus de drames et d’embûches.» De retour en France, elle souhaitait rapidement retourner sur le terrain pour mettre de nouveau en lumière la voix des personnes exilées et leurs parcours. « Pour moi, la Tunisie n’était que le début. »
Eléonore se décrit comme « pessimiste » en ce qui concerne les solutions possibles qui conduiraient soit à l’accueil des personnes en situation d’exil dans des endroits plus prospères, avec dignité et espoir, soit à la réduction ou à la résolution des causes qui les ont poussés à prendre la route en premier lieu. « Ce n’est pas avec une série de podcasts que nous pouvons changer quelque chose, je le sais. »
Néanmoins, des travaux comme les siens peuvent faire une différence, même à une petite échelle. Une chose qu’elle aimerait aider à créer avec la série « Tunisie : Terre de passage » est « l’empathie ». « Je veux juste aider à créer des sentiments dans le cœur des gens et à mettre quelque chose de nouveau dans leur esprit, afin qu’ils puissent regarder ceux qui sont en mouvement comme des êtres humains. » Si cela est réalisé, Eléonore sera assurée que s’asseoir avec des personnes pour entendre et enregistrer leurs histoires est la bonne chose à faire.
Journaliste : Rogerio Simoes
Editrice : Méline Laffabry
Traduction : Méline Laffabry
Cette série multimédia est produite par Specto Média.
Autrice : Eléonore Plé
Enquête et réalisation : Eléonore Plé
Fixeur : Amin
Réalisation sonore : Norma Suzanne
Identité graphique : Amandine Beghoul et Baptiste Cazaubon
Doublage version française : Yamane Mousli
Doublage version anglaise : Isobel Coen et Julian Cola
Montage : Hugo Sterchi et Norma Suzanne
Studio d’enregistrement : Radio M’S