Créé en 2020 par Rania Talala, Ardi Concept Store, niché à la lisière de Paris et de Saint- Denis, est le seul restaurant palestinien de la capitale. Non sans difficulté, sa fondatrice a mis un point d’honneur à en faire « une vraie petite maison palestinienne », comme elle aime à le rappeler, chaleureuse, accueillante et pleines de découvertes. Ardi n’est cependant pas un restaurant traditionnel comme les autres. Derrière son idreh et son knaffeh, il porte un tout autre dessein: la promotion et l’affirmation de la culture palestinienne et de son peuple. De la transmission culturelle au devoir de mémoire, à travers des recettes, des objets, des conférences, des lectures et des concerts, Ardi concentre en son sein un véritable acte politique. Celui de la reconnaissance du peuple palestinien et de son histoire.
De nos recettes de grand-mères aux souvenirs de notre enfance passée dans les cuisines et les réunions de famille autour de repas traditionnels, toutes et tous, nous avons ce besoin de nous remémorer ces instants de partage pour nous réconforter et par extension, réaffirmer notre identité, notre appartenance à un cercle particulier, à une communauté, à une culture précisément. De génération en génération, la transmission culturelle sur une identité collective et sur une mémoire commune assure à chaque société une pérennité sans laquelle elle ne pourrait exister travers les âges. Elle permet ainsi aux peuples d’évoluer et de perdurer en dépit des atrocités de l’Histoire.
Aujourd’hui plus que jamais, le goût de nourrir les autres passe par le partage des rôles des fourneaux à la table mais aussi la fabrication d’une mémoire collective. Peut-on retrouver le goût de ce qui n’est plus ? Le goût d’avant les grands bouleversements, les catastrophes, le chaos. La cuisine permet de tisser des ponts entre l’avant et l’après, d’incarner les souvenirs, de donner une voix aux ancêtres, aux absents à travers nos gestes, les mots, les plats.
Rania, d’origine palestinienne et descendante de la Nakba (1), en a toujours eu conscience. Cette ancienne professeure de français, forte de sa culture et de son éducation, a grandi en cuisinant avec tous les membres de sa famille en Jordanie. Une tradition qu’elle a tenu à transmettre avec son blog, Lesptitsplatspalestiniens et à travers lequel elle pouvait enfin faire parler de la Palestine via un autre prisme que celui de l’occupation et des conflits inhérents à cette dernière. Suivi par des chefs israéliens qui remettaient systématiquement en cause la paternité de tel ou tel plat, Rania a rapidement pris la mesure de l’importance de son blog: la cuisine porte un enjeu politique pour lutter contre l’appropriation et par la même, la négation de la culture et du savoir-faire palestinien par l’occupant et plus généralement, dans le reste du monde.
« Être palestinien, c’est déjà un acte politique en soi » insiste Rania. Tout comme la cuisine, la culture révèle une tradition, une identité et l’existence-même de tout un peuple. Malgré son isolement vis-à-vis du berceau culturel arabe et la fragmentation géographique du peuple dont elle émane, la production culturelle palestinienne n’a jamais cessé. Ainsi, en survivant à la Nakba de 1948, la culture palestinienne n’a pu s’affirmer que par la résistance, ce qui a amené certains à nier l’existence d’une véritable création artistique par l’isolement accru du monde arabe et l’hostilité israélienne à toute manifestation politique ou culturelle palestinienne. L’invisibilisation, le silence et la négation de cette culture empêchent et, dans le même temps, accentuent d’autant plus la nécessité du devoir de mémoire.
Le devoir de mémoire consiste d’abord à reconnaître la réalité de l’état de victime et de persécutions subies par des populations et leur environnement. Les récits des survivants de la Nakba et leur transmission intergénérationelle sont fondamentaux pour amorcer ce travail et leur diffusion plus encore. Ainsi, les témoignages se transcendent à travers les arts et leur rayonnement est indissociable de ce devoir de mémoire crucial pour le peuple palestinien.
C’est entre autre en oeuvrant pour le festival Ciné Palestine que Rania s’est elle-même rendue compte de la richesse et de l’importante diversité de la culture palestinienne. En rencontrant ses artistes et ses intellectuels, la matérialisation de la mémoire collective palestinienne à travers des poèmes, des chants ou des objets par exemple est devenue une évidence. Elle concrétise l’existence du peuple palestinien et constitue les preuves indéniables et irréfutables de ce devoir de mémoire. Arguments culturels, arguments politiques, résister à l’oubli et l’annihilation par cette voie amorce la résilience du peuple palestinien qu’implique l’obligation morale du devoir de mémoire. La diffusion et la mise en lumière de la culture palestinienne sous toutes ses formes est une nécessité absolue pour l’avenir. Ardi est un des épicentres de son rayonnement. Pour Rania: « participer et s’investir dans la promulgation de la culture et de l’identité palestinienne est un des meilleurs moyens de soutenir la Palestine ». Elle rappelle: « En déracinant les Palestiniens, Israel a semé des graines, c’est à nous de les cultiver à présent. Avec la cuisine, des évènements artistiques et surtout en parlant de la Palestine. Son existence est politique, qu’on le veuille ou non. »
En jouant sur les sens, la mémoire pour guide, l’art culinaire dans la transmission est probablement le dernier rempart contre la disparition. Sur sa terre natale ou en exil, arme politique et activisme militant, révéler l’héritage culturel palestinien déjoue les volontés d’appropriation culturelle de l’occupant qui, en s’octroyant des cultures qui ne lui appartiennent pas, pourrait empêcher toute forme de justice à venir, effaçant ainsi des preuves historiques et anthropologiques de l’existence du peuple palestinien et de ce qu’il a subi depuis plus de 75 ans.
(1): Nakba: La «catastrophe» fait référence à l’exode forcé des Palestiniens en 1948 lors de la création d’israël.
Audrey M-G