Au Maroc, les manifestations qui secouent le pays depuis le 27 Septembre 2025 ne sont pas le fruit d’un événement isolé, mais l’aboutissement d’un long processus d’accumulation. La Génération Z, née entre 1995 et 2010, porte sur ses épaules les séquelles d’un progrès promis mais sans cesse différé. L’infrastructure publique éducation, santé, services sociaux, peine à répondre aux besoins fondamentaux. Dans les hôpitaux débordés, les écoles sous-équipées et les régions oubliées, l’idée même de justice sociale semble s’éroder.
Cette accumulation d’inégalités, territoriales et économiques, a provoqué une véritable fracture psychologique. Les jeunes Marocains, confrontés quotidiennement à la précarité et à l’humiliation, ne se contentent plus de subir. L’espace numérique devient leur terrain d’apprentissage collectif : un lieu où ils observent, comparent, et s’indignent. En exposant les contrastes entre ce qui est dit et ce qui est vécu, les réseaux sociaux transforment la résignation en lucidité. Une vidéo montrant un hôpital sans personnel, ou une école sans enseignants, n’est plus seulement une information mais surtout un écart entre “le Maroc qui avance en deux vitesses différentes” : c’est une blessure publique. Ce dévoilement répété nourrit une émotion politique : la colère, qui se mue en besoin d’agir.
La discrimination sociale, elle, n’est pas une idée abstraite. Elle s’incarne dans chaque détail du quotidien : un rendez-vous médical refusé, une salle de classe vide, une administration qui détourne le regard. De cette expérience d’humiliation naît un refus celui d’être sacrifié, méprisé, ou ignoré. C’est ce sentiment d’injustice qui catalyse aujourd’hui la mobilisation des jeunes Marocains.
Au Népal, en septembre 2025, la décision du gouvernement d’interdire vingt-six plateformes de médias sociaux dont Facebook, Instagram, WhatsApp, X et YouTube au nom d’une “régulation nécessaire” a provoqué une onde de choc. Pour une grande partie de la jeunesse, cette mesure a été perçue comme une attaque directe contre la liberté d’expression et l’un des rares espaces de parole encore accessibles.
En réaction, des milliers de jeunes ont envahi les rues de Katmandou pour réclamer non seulement la levée du décret, mais aussi des réformes profondes contre la corruption et le népotisme. Le mouvement a été violemment réprimé : au moins dix-neuf morts et plus de trois cents blessés ont été recensés, selon les rapports d’ONG locales et internationales.
Ce soulèvement, loin d’être un simple épisode de contestation, a marqué un tournant politique majeur : sous la pression, le Premier ministre a présenté sa démission, un couvre-feu national a été instauré, et le pays tout entier a pris conscience de la fracture générationnelle qui le traversait. Pour la jeunesse népalaise, c’était un moment de bascule la démonstration que la parole collective pouvait, malgré la répression, ébranler les structures du pouvoir.
Au Maroc, les manifestations qui secouent aujourd’hui les rues résonnent comme un écho des frustrations anciennes. Les revendications portées par la jeunesse accès équitable à la santé, à l’éducation et à la justice sociale ne sont pas nouvelles. Elles rappellent les mobilisations qui, au cours des deux dernières décennies, ont marqué l’histoire récente du pays. Le mouvement du 20 février 2011, né dans le sillage du “printemps arabe”, exprimait un besoin de dignité et de justice sociale à travers tout le territoire. Le Hirak du Rif, survenu en 2016-2017, s’enracinait quant à lui dans une blessure régionale profonde : le sentiment d’abandon du nord du pays, d’iniquité territoriale et d’absence d’infrastructures de base. Ces deux épisodes, distincts par leurs origines, convergent toutefois sur le fond : l’exigence d’un État plus juste, plus présent et plus responsable envers ses citoyens.
Plus d’une décennie plus tard, ce cri collectif n’a pas disparu, il s’est transformé. La Gen Z reprend aujourd’hui ces revendications, mais sans structure partisane, sans leader, sans médiation institutionnelle. Elle agit à travers le numérique, accélérant la circulation de l’indignation et transformant chaque incident local en symbole national. Une coupure d’électricité, la mort d’une patiente faute de soins ou une école délabrée deviennent en quelques heures le déclencheur d’une mobilisation collective.
L’exemple d’Agadir illustre cette dynamique. À l’hôpital régional Hassan II, huit femmes sont mortes au cours d’attente pour accouchement, six décès confirmés par des enquêtes journalistiques locales. L’établissement, pourtant l’un des plus importants du sud marocain, traite près de 33 000 urgences par semestre, assure 1 760 interventions chirurgicales et suit environ 3 000 naissances, dont près de 700 césariennes. Le personnel médical est en sous-effectif chronique, et le projet d’hôpital universitaire, promis depuis des années, reste lettre morte. Ces drames illustrent un sentiment d’abandon qui ne se limite plus aux zones rurales : il touche désormais les grandes villes, où les citoyens attendent des services publics à la hauteur du développement affiché.
Les mots d’ordre qui s’imposent aujourd’hui : éducation, santé, dignité, traduisent une maturité sociale. La jeunesse ne s’en prend pas à un individu ni à un parti, mais à un système qu’elle perçoit comme indifférent. Dans tout le pays, les manifestants dénoncent l’inaction, la corruption, et surtout le renversement des priorités. Leur message est limpide : il est temps de troquer le spectaculaire pour l’essentiel.
La colère est palpable, et les chiffres le confirment. Le Maroc consacre environ 5,7 % de son PIB à la santé et 6 % à l’éducation (OMS, Banque mondiale, 2024), des montants significatifs mais insuffisants pour garantir une couverture équitable et une qualité de services minimale. En septembre 2025, la crise hospitalière nationale a révélé au grand jour un système qui, faute de moyens et de gestion, peut mettre des vies en danger.
Sur le plan éducatif, les chiffres traduisent la même fracture. En 2022/2023, près de 294 000 élèves ont abandonné l’école avant la fin du cycle. Les inégalités sont vertigineuses : 96,1 % des filles de 15 à 17 ans sont scolarisées en zone urbaine, contre 47,6 % seulement en milieu rural. Le taux d’alphabétisation des femmes adultes plafonne à 57,7 %. Ces données dessinent une carte de l’exclusion sociale où le lieu de naissance détermine les chances d’avenir.
Les conséquences s’accumulent. Le séisme d’Al-Haouz de septembre 2023 a aggravé les fractures régionales : deux ans plus tard, des milliers de familles vivent encore sous des tentes ou dans des logements précaires, nourrissant le sentiment d’oubli et la méfiance envers l’État. Durant l’été 2025, les vidéos virales d’hôpitaux désertés, de files d’attente interminables et de villages en colère ont déclenché une vague d’indignation nationale, rapidement suivie de manifestations d’ampleur.
Cette colère ne vient pas de nulle part. Depuis 2019, le taux de chômage des jeunes diplômés est passé de 22 % à 38 %, tandis que le chômage national atteint 12,8 %, avec 19,9 % chez les femmes et 37,7 % chez les 15–24 ans. Les inégalités économiques atteignent des sommets : la part détenue par le 1 % le plus riche équivaut à celle des 50 % les plus pauvres. Et la précarité des ménages a doublé : en 2025, 80,9 % des familles déclarent que leur niveau de vie s’est dégradé au cours des douze derniers mois.
Même si la pauvreté multidimensionnelle a reculé de 11,9 % à 6,8 % entre 2014 et 2024, l’accès à l’eau, à l’électricité, à la santé ou à l’éducation reste profondément inégal, surtout en zone rurale.
Ce paradoxe croissance économique d’un côté, misère structurelle de l’autre, résume le modèle de développement marocain : un système qui produit de la richesse sans équité et qui épuise ses ressources naturelles au profit d’une vitrine de modernité. C’est contre cela que la Génération Z se lève aujourd’hui : non pas pour revendiquer un privilège, mais pour réclamer un socle de dignité.
Leur mobilisation s’inscrit dans une continuité historique, mais elle invente sa propre grammaire. Elle ne cherche pas à répéter les luttes du passé : elle les prolonge, dans un monde où l’image, la vitesse et la solidarité numérique sont devenues des armes citoyennes.
Les premières mobilisations de la Génération Z ont émergé fin septembre 2025, dans les villages et petites villes autour d’Agadir, Tiznit et Al-Haouz, avant de gagner les centres urbains comme Casablanca et Rabat. La réaction des forces de l’ordre fut immédiate et d’une intensité rarement observée. Des arrestations massives ont eu lieu dès les premiers jours, ciblant tout le monde, homme et femme, mineur, jeune ou adulte. Plus de 400 personnes ont été arrêtées. Des dizaines de blessés ont été recensés parmi les manifestants, mais aussi du côté des forces de l’ordre, alors que des barrages étaient dressés pour contenir la progression des cortèges. Des détentions préventives prolongées, des convocations judiciaires et des intimidations dans les quartiers ont instauré un climat de peur.
Pour comprendre la réalité de cette répression, Nizar, arrêté lors de la manifestation pacifique à Rabat le lundi 29 septembre 2025 témoigne l’expérience des jeunes de la Gen Z face à l’appareil sécuritaire :
« En arrivant au commissariat, je pense qu’on devait être autour de 150 personnes. Et à chaque fois, des vagues qui venaient, dizaine par dizaine… On était sur un 100 m², serrés comme des sardines. Les couvertures puaient, les toilettes étaient impraticables. »
Nizar évoque également les humiliations verbales et le mépris ressenti :
« Un flic m’a dit : “Vos rêves de changement sont utopiques, loin de la réalité marocaine.” Un autre a ajouté : “Vous avez de la chance, nous ne sommes plus à l’époque de Driss Basri, sinon vous allez vous retrouver avec 20 ans aussi… ” »
Ces mots traduisent une continuité symbolique : celle d’un pouvoir qui, tout en changeant de visage, garde le même rapport de domination à l’égard de sa jeunesse. Son témoignage met aussi en lumière la criminalisation systématique des jeunes :
« On m’a demandé si j’étais satanique, si j’allais au Boulevard, si je fumais… Ils voulaient nous caser quelque part : soit d’extrême gauche, soit islamistes, ils flippent, et essayent de comprendre la source du mouvement. »
Ce besoin d’étiqueter, d’enfermer les jeunes dans une catégorie, traduit une peur institutionnelle face à un mouvement sans leader, sans structure, et donc difficile à contrôler. La répression ne fut pas seulement physique. Les jeunes arrêtés racontent la fouille de leurs téléphones, la lecture de leurs messages privés, et la confiscation de leurs appareils sans mandat.
« Ils ont ouvert les téléphones de tout le monde, vu nos messages, nos photos, nos mails. Normalement, ils n’ont pas le droit sans autorisation, mais là, ils se permettaient tout. Ils nous ont posé la question si on a l’application Discord, et si quelqu’un dit oui, ils assument que la personne fait partie des leaders du mouvement»
Cette surveillance illégale, combinée à la censure numérique, nourrit un sentiment d’insécurité psychologique et renforce le traumatisme collectif. Plusieurs vidéastes et journalistes indépendants ont d’ailleurs signalé des pressions directes :
« Les médias n’ont pas publié les vidéos. Certains journalistes les remettaient directement aux flics. Comment faire confiance ? »
La méfiance s’étend désormais à tout un système. Cette génération se sent trahie à la fois par l’État et par les organes censés garantir la transparence. Mais la répression s’est révélée aussi stratégique que brutale. Selon Nizar :
« Ils ont d’abord choqué tout le monde avec la répression, puis laissé les gens manifester un peu pour les épuiser. C’était stratégique : frapper fort, puis calmer pour que tout retombe. »
Une tactique classique d’essoufflement social, destinée à dissuader les indécis et à isoler les plus actifs. Pourtant, loin d’éteindre la flamme, cette stratégie a produit l’effet inverse : la colère s’est transformée en lucidité politique.
« Ce qui s’est passé dans les quartiers populaires est normal. On l’a cherché depuis 25 ans avec les politiques qu’on mène. Les jeunes n’y croient plus à rien, sauf à traverser la Méditerranée. »
Ces mots résonnent comme une mise en garde. Le désespoir pousse aujourd’hui des milliers de jeunes à envisager la migration comme seul horizon possible. Dans cette répression, le foot devient un symbole révélateur :
« Le foot au Maroc a été utilisé comme un petit biberon pour calmer le peuple. Depuis la Coupe du Monde 2022, on nous gave d’images pendant que la misère augmente. »
Une critique frontale de la politique du spectacle, où la ferveur nationale sert à masquer les fractures sociales. Ce qui se joue aujourd’hui dépasse la simple contestation politique. Les émotions collectives : la colère, l’humiliation, la “7ogra”, se transforment en moteur d’action et en ciment générationnel. L’impact psychosocial est profond : les jeunes vivent ces événements comme une épreuve initiatique.
Cette génération a appris à survivre dans l’instabilité, à s’informer par elle-même, à s’organiser sans leader. Si elle manifeste encore malgré la peur, c’est qu’elle sait que le silence est plus dangereux que la parole.
« Les jeunes sont méprisés. Soit on dit qu’ils sont manipulés par l’étranger, soit qu’ils veulent juste plus d’argent. On ne les prend jamais au sérieux. On a tout fait pour les faire craquer. »
Ce mélange de fatigue, de lucidité et de résistance illustre une nouvelle conscience citoyenne. Malgré les arrestations et la censure, les jeunes continuent d’organiser des veillées, des rassemblements, des campagnes numériques. Leur mouvement est ancré dans une volonté de reconnaissance et de justice sans parti, sans drapeau, mais avec une foi profonde dans la dignité collective.
Le récit de Nizar illustre à la fois la brutalité institutionnelle et la force collective d’une génération qui refuse de se taire. Leur mouvement est ancré dans une volonté de reconnaissance et de justice, sans parti, sans drapeau, mais avec une foi profonde dans la dignité collective. Malgré la répression et les pressions multiples, le mouvement reste actif : les jeunes persistent à organiser des manifestations, des veillées et des campagnes numériques, déterminés à maintenir la pression sur le gouvernement. Historiquement impatients face à des décennies de promesses non tenues, ils exigent des changements concrets dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la justice sociale, sans se limiter à une contestation partisane. Les médias, longtemps alignés sur le récit officiel, semblent aujourd’hui ajuster timidement leurs discours, reflétant une attention croissante à ces voix jusqu’ici marginalisées. Pourtant, les réponses institutionnelles restent fragmentaires et insuffisantes, laissant la jeunesse dans l’attente d’un véritable retour qui réponde à ses demandes. Ce mélange de colère, de résilience et de solidarité témoigne de l’intensité du désir de reconnaissance et de justice chez la jeunesse marocaine et explique pourquoi ces mobilisations continuent avec autant de force et de détermination.
Autrice : Yousra Erraghioui
Photos : Imane Bellamine pour Enass Média – Maroc
Yousra Erraghoui – Paris