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Kamal n’a pas encore 20 ans. Pourtant, il a déjà passé plus de 7 ans sur la route de l’exil, dans ce qu’il appelle le « clandestinage ». Quand nous le rencontrons en août 2023, il est à Tunis depuis un peu plus d’un mois. Il raconte les frontières, les difficultés et les objectifs qu’il ne perd jamais de vue.
« Je m’appelle Kamal. Je suis un migrant, et la situation n’est pas facile. » Tout au long de la conversation, le jeune homme de 19 ans dépeint la réalité brutale de l’exil. « J’ai quitté le Cameroun très jeune, à 12 ou 13 ans. J’ai traversé le Niger, le Nigeria, l’Algérie, le Maroc… » Assis près du camp improvisé où il vit dans les rues de Tunis, il partage son histoire.
Kano, Abuja, Sokoto, Zinder, Maradi, Oran, Tlemcen, Guezzam, Tamanrasset, Assamaka, Tébessa – les noms des villes qu’il a traversées s’enchaînent et dessinent son parcours pour arriver à la capitale tunisienne. Le trajet qu’il décrit, loin d’être une ligne droite, est rempli d’obstacles, de détours, d’aller-retours, au point que même lui perd le fil. Il lui arrive parfois de ne pas se rappeler combien de temps il est resté à un endroit. Une constante dans ce voyage incertain : la violence. La violence de la police, les épreuves à endurer et la menace omniprésente de la mort.
« Pour traverser la frontière entre le Niger et l’Algérie, il faut marcher à travers le désert. Il n’y a pas d’autre option. La voiture vous dépose à 1 000 km de l’Algérie. Nous sommes en groupes de 35, 40, 50, parfois 70. Ça dépend. Je connais beaucoup de gens qui sont partis et n’ont jamais donné signe de vie. Ceux qui survivent à cette traversée, c’est la volonté d’Allah. La majorité des gens meurent ; les corps tombent devant toi. C’est très difficile. On voudrait les aider, mais on ne peut pas. Je peux sauver ma vie, mais pas celle des autres. Je dois survivre. »
Faire face à la violence policière est aussi une réalité : « Beaucoup de gens ont eu les bras ou les jambes cassés, et les femmes font des fausses couches. Lorsque la police marocaine ou tunisienne vous arrête, ils vous frappent et vous dépouillent. Ils vous prennent vos téléphones et vous ramènent de l’autre côté de la frontière que vous venez de franchir. Il y a des gens qui se font embarquer et qu’on ne revoit plus jamais. Au moins, la police algérienne ne fait que vous fouiller et vous donne même un peu de pain et d’eau avant de vous renvoyer à la frontière. »
Si Kamal fait face à tout cela, c’est dans l’objectif de s’installer en Europe. Une fois arrivé sur la côte tunisienne, il faut embarquer sur des « flocas« , de petits bateaux de pêche, dans l’espoir de traverser la mer Méditerranée.
La mer, Kamal l’a prise. Une fois. « Un bateau a coulé à côté de nous. Tu vois des gens couler, et tu ne peux rien faire. Si tu as un gilet de sauvetage et que tu le perds, c’est fini pour toi aussi. Heureusement, notre capitaine savait manier le gouvernail. Parce que, lorsque tu pars de la plage, la mer est calme, mais ensuite, c’est le chaos. On a essayé de continuer, mais le moteur s’est arrêté, et on a dû appeler les gardes-côtes tunisiens pour venir nous chercher. C’était en mai 2023. »
Parfois, ces événements sont si traumatisants que certains perdent la raison. Kamal raconte : « Certains sont devenus fous. Ici, il y en a un qui a attrapé la folie. Il a trop souffert. Il est dans les rues de Tunis, et les gens pensent qu’il est fou depuis sa naissance. Mais c’est tout ce qu’il a vu qui l’a rendu fou. C’est difficile de surmonter certaines étapes. On perd courage. On pense à tout abandonner et à recommencer à zéro. »
Malgré toutes les épreuves et la violence, recommencer à zéro n’est pas une option pour Kamal. « Atteindre l’Europe n’est plus un but ; c’est devenu une obligation. Je pense à moi, à ma famille, et c’est tout. C’est pour ça que j’ai pris la mer, même si c’était très risqué. Je n’avais pas le choix. Sinon, qu’est-ce que je vais faire ? Je reste ici, à dormir sur un matelas ? Que mangera ma maman si je fais ça ? Et ma petite sœur ? J’ai besoin qu’elle aille à l’école, qu’elle ait accès à l’éducation que je n’ai pas pu avoir. Je veux l’emmener faire des tours de manège, aider ma mère, mes parents, mes deux grands-mères.”
L’objectif qui l’a poussé à quitter le Cameroun est devenu une obligation comprenant également un rêve. « Je rêve de visiter Marseille parce que, dans mon cœur, j’ai toujours été un Marseillais. Je suis un fan de football. Mais après cela, je veux aller à Amsterdam et à Berlin. Je sais que la situation est compliquée et que ce sera difficile. Mais je pense à ma mère et à ma petite sœur ; elles sont ma source de motivation. Et je veux aussi le faire pour moi-même. Avoir une bonne qualité de vie, grandir, fonder ma propre famille. »
Journaliste : Méline Laffabry
Editeur : Rogerio Simoes
Traduction : Méline Laffabry
« Viens mon ami. Viens te reposer » – un appel apparemment accueillant, résonnant avec chaleur et réconfort, mais cachant une sombre vérité. Cette phrase au son amical a été entendue par notre journaliste, Eléonore Plé, pendant l’été 2023. Les dangers, affectant particulièrement les personnes d’Afrique subsaharienne en exil, se révèlent sur les voies de la ligne de chemin de fer qui serpente de l’Algérie à la Tunisie dans la région tunisienne de Kasserine, où des hommes attendent les exilés venant de traverser la frontière.
Lorsque les exilés atteignent Kasserine, ils entament la dernière étape d’un voyage qui aura souvent duré plusieurs années. Beaucoup d’entre eux racontent l’accueil chaleureux qui leur est offert par une partie de la population locale. La journaliste Eléonore Plé a vu environ 20 habitants sortir de chez eux et se précipiter vers les groupes d’exilés pour leur fournir de la nourriture, de l’eau et des chaussures. Cependant, les choses ne se passent pas toujours aussi bien.
Pour ceux qui répondent à l’appel des hommes le long du chemin de fer, la réalité se révèle loin d’être accueillante. Notre journaliste se souvient vivement d’une atmosphère tendue lors de son observation. Alors qu’elle se trouvait sur le côté des rails dans l’obscurité de la nuit, elle a remarqué que les hommes attendant les exilés la regardaient, suggérant que sa présence causait un malaise ou de l’agitation.
Eléonore a parlé avec trois exilés âgés de 18, 25 et 30 ans, qui étaient tombés victimes des menaces de cet endroit. Racontant leurs expériences éprouvantes, l’un d’eux décrit une attaque par dix assaillants armés de machettes et de frondes. « Dix d’entre eux sont venus et nous ont attaqués. Mon ami a été gravement blessé, saignant de la tête, et ils ont pris tout ce que nous avions. Nous avons essayé de nous défendre mais ils étaient trop nombreux et avaient des machettes et des frondes. » De telles agressions, en particulier contre ceux originaires des régions subsahariennes, sont devenues alarmantes en Tunisie.
De la pauvreté au rêve
Kasserine est un gouvernorat situé dans le centre-ouest de la Tunisie. Elle est connue pour sa situation stratégique, car elle sert de passage entre la Tunisie et l’Algérie. La région se caractérise par son relief accidenté, avec des paysages montagneux et des vallées, ce qui la rend à la fois pittoresque et difficile à traverser. Sur le plan économique, Kasserine a été confrontée à d’importants défis, avec des niveaux élevés de chômage et de pauvreté affectant sa population. Cette difficulté économique a contribué aux tensions sociales et créé un environnement où des activités illégales telles que la contrebande peuvent prospérer comme moyens de survie pour certains individus.
De plus, la situation stratégique de Kasserine en a fait un point de transit crucial pour les personnes exilées. À moins de 300 km de Sfax, où elles embarquent sur des bateaux pour rejoindre l’Europe, la région sert de passage pour celles souhaitant traverser la Méditerranée, ajoutant des couches de risques, de rêves et de désespoir à son tissu socio-économique déjà complexe.
En février 2023, le président tunisien Kaïs Saïed a tenu un discours controversé suggérant une conspiration impliquant les migrants d’Afrique subsaharienne. Il a insinué que leur afflux visait à modifier le paysage démographique de la Tunisie et à miner son identité arabo-islamique. « Il existe un plan criminel pour changer la composition démographique de la Tunisie, et certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour accorder la résidence aux migrants subsahariens », a déclaré le chef de l’État, comme cité dans un communiqué présidentiel.
« Ce discours a exacerbé une vague de violence […] de la part de citoyens tunisiens qui ont violemment attaqué les migrants noirs, et il a également déclenché des vagues d’arrestations arbitraires », a expliqué Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis, dans un entretien avec le quotidien français Le Monde. Ces déclarations ont suscité l’indignation tant sur le plan national qu’international, exacerbant les tensions raciales et déclenchant des actes violents. Les organisations de défense des droits humains ont condamné la rhétorique incendiaire, mettant en lumière son rôle dans l’attisement de la xénophobie et de la violence. Les remarques du président Kaïs Saïed ont souligné les défis migratoires et identitaires auxquels est confrontée la Tunisie, tout en suscitant des discussions plus larges sur le racisme et la discrimination dans le pays.
Des conditions parfaites pour l’exploitation
Ces circonstances ont facilité l’émergence d’un schéma visant à exploiter le voyage des personnes en exil. Certains locaux profitent des exilés arrivant dans la région en traçant leur chemin le long des rails en provenance d’Algérie. Sous prétexte d’hospitalité, les hommes les attendent, se présentent comme des habitants amicaux offrant leur aide avec la phrase accueillante, « Viens mon ami. Viens te reposer.” dans l’objectif de les emmener à l’écart afin de les dépouiller de leurs possessions.
Les efforts d’investigation de Eléonore se sont étendus sur une période de trois semaines en Tunisie au cours de l’été 2023, où elle a minutieusement retracé le chemin emprunté par les exilés lors de leur entrée dans le pays jusqu’à leur départ par la mer. Tout au long de son enquête, elle a recueilli et vérifié de nombreux témoignages de celles et ceux ayant été attaqués dans la région de Kasserine, mettant ainsi en lumière les conditions périlleuses auxquelles sont confrontées ces personnes dans ce voyage ardu.
Journaliste : Méline Laffabry
Editrice : Şebnem Adıyaman
Traduction : Méline Laffabry
Cette série multimédia est produite par Specto Média.
Autrice : Eléonore Plé
Enquête et réalisation : Eléonore Plé
Fixeur : Amin
Réalisation sonore : Norma Suzanne
Identité graphique : Amandine Beghoul et Baptiste Cazaubon
Doublage version française : Yamane Mousli
Doublage version anglaise : Isobel Coen et Julian Cola
Montage : Hugo Sterchi et Norma Suzanne
Studio d’enregistrement : Radio M’S