Construite en 1987 sous le régime de Hafez Al-Assad, la prison militaire de Saydnaya (enarabe : صيدنايا سجن, Sajn Ṣaydnāyā), village chrétien situé à 30 km au nord-est de Dasmacus, est devenue un des emblèmes macabres du système répressif sadique et cruel du clan al-Assad, un système basé sur un appareil sécuritaire au pouvoir illimité, basé sur la torture, l’humiliation, la déshumanisation. 10 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Le 8 décembre 2024, après 12 jours d’offensive rebelle, la Syrie de la dynastie al-Assad n’est plus. Libérée d’une dictature sanguinaire qui aura duré 54 ans (dont 24 sous le régime de Bachar), les rebelles de Hayat Tahrir al-Cham (HTS) ont ouvert les geôles terribles du régime. Niées publiquement par Bashar al-Assad en dépit des nombreux rapports et témoignages de ces rescapés miraculés, les premières images révèlent la terrible vérité qui ne peut plus être cachée. On estime à près de 30000 le nombre d’exécutions de masse perpétrées dans la prison militaire de Saydnaya rien qu’entre 2011 et 2018(1). Comparer Saydnaya, le macabre « abattoir humain », et tout le système répressif de l’appareil politique du régime à l’enfer est presque un euphémisme. De la révolte à l’horreur, au pays où les murs avaient des oreilles et que votre propre entourage pouvait vous rendre coupable aux yeux du régime, il n’y avait qu’un pas.
Le célèbre journaliste Paul M. Marchand écrivait dans sa biographie « Je n’ai simplement pas les mots justes pour exprimer et raconter ce que j’aurais voulu transmettre. L’Humain, en inventant le langage et ses cohortes de vocabulaire, ne pouvait pas penser à l’Inhumain, à l’Ineffable, à l’Insoupçonnable. Comment formuler quelque chose qu’on n’imagine pas être possible? » (Sympathie pour Le Diable). Qu’aurait-il pu écrire face à l’épouvante du mécanisme répressif du régime al-Assad?
Dès la prise du pouvoir de Hafez al-Assad en 1970 après son putsch militaire et pendant plus de trois décennies, le pays se referme sur lui-même : toutes les formes d’opposition et d’expression sont muselées, les manifestations bannies et l’état d’urgence décrété. En février 1982, le régime mate dans le sang une insurrection des Frères musulmans, sa bête noire, dans la ville de Hama, dans le centre du pays. Ainsi pour éradiquer toute dissidence et installer durablement son clan au pouvoir, le président Hafez al-Assad met en place un despotisme tortionnaire avec un système oppressif organisé et méthodique où la culture de la cruauté y est généralisée et banalisée.
Des millions de syriennes et syriens ont subi la barbarie du clan al-Assad. De tous les âges, de toutes les classes sociales, de toutes les confessions, de toutes les régions. Dès sa prise de pouvoir, Hafez Al-Assad a transformé la société syrienne en un effroyable étau que des essaims d’informateurs resserraient autour des civils à coup de délations, de détentions arbitraires, d’enlèvements, de tribunaux « d’exception » et d’une multitude de réseaux de prisons infernales où la violence et la torture de la chair et de l’esprit étaient l’instrument politique d’extermination et de déshumanisation du dictateur. Le massacre était devenu le fondement de la gouvernance de la Syrie. Souvent comparé au système nazi, l’architecte qui en aurait bâti les sombres fondements ne serait d’autre qu’Aloïs Brunner, ancien nazi ayant trouvé refuge en Syrie pour y mettre à disposition ses compétences. Ingénieur de la Solution Finale et directeur du camp de Drancy, il aurait échafaudé le système syrien de renseignements et de tortures en murmurant à l’oreille de Hafez al-Assad.
Dans la nuit du 7 au 8 décembre 2024, la prison de Saydnaya est libérée par les combattants de la coalition de groupes rebelles de Hayat Tahrir al-Cham (HTS). Des milliers de syriens ont afflué aux portes de « l’abattoir humain » dans l’espoir retrouver leurs proches emprisonnés et/ou victimes de disparitions forcées. 10 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Des Mukhâbarât (services de renseignements) en passant par les Chabbiha (milice mafieuse pro gouvernementale officiant dans les quartiers), les « petites mains » et les checkpoints, le moindre fait et geste est épié. Le moindre souffle peut être perçu comme une menace pour le régime baasiste. La moindre parole, même si elle ne provient pas de votre bouche mais de celle d’un cousin éloigné que vous n’avez pas vu depuis des années ou d’un professeur dont vous suivez le cours est une preuve suffisante de votre opposition au clan al-Assad. À base de délation, sur dénonciations calomnieuses, pour un mot déplacé, un regard pas assez baissé, un coup de téléphone, ou sur la mention de votre nom lors d’un « interrogatoire » sous la torture, là aussi, vous pouvez disparaitre et/ou finir dans l’une des 27 « maisons de la mort » sans laisser de traces. Les services secrets syriens existaient déjà sous le Colonel Gamal Abdel Nasser et Choukri Bey al-Kouatli lors de la République Arabe Unie. Sous Hafez, elles sont composés de 4 organisations, elles-mêmes divisées en de nombreuses branches :
-La Direction générale de la Sécurité, ou Idarat al-Amn al-Amm, régulièrement appelée par son
ancien nom, « Sécurité d’État » (ou « Sureté d’État »);
-le Service de Renseignements, Direction des renseignements de l’aviation, ou Idarat alMukhabarat al-Jawiyya ;
-La Direction de la sécurité politique, ou Idarat al-Amn al-Siyasi ;
-La Direction de l’Intelligence militaire, Département des renseignements militaires, ou Shu’bat alMukhabarat al-Askariyya.
Dans la Syrie de Hafez al-Assad, plus de 17000 détenus ont disparu entre la fin des années 70 et le début des années 80(2). En 2015, L’organisation des droits de l’homme Syrian Network for Human Rights (SNHR) estime à 215000 le nombre de personnes détenues depuis le début de la révolution dont la moitié sans que leur famille n’ait la moindre information à leur sujet. L’attente désespérée servait aussi de prison où les fantômes des membres évaporés dans les méandres d’une administration morbide, de la corruption, des rançons et, dans ce qu’on ne pourrait même pas considéré comme le meilleur de cas, la libération de mort-vivants brisés à tout jamais, dont la chair porte les stigmates de cette guerre indicible du régime contre son peuple. Un système pénitentiaire où toutes les pires exactions y sont méthodiquement voire maladivement archivées comme l’a prouvé le dossier César, nom de code donné à un ancien photographe de la police militaire qui a exfiltré deux années de photographies (2011-2013), soit 53275 clichés abominables dont 28707 représentant 6786 détenus morts sous la torture, de faim ou de maladies non soignées. Les prisons du pays sont devenues des centres de torture et d’exécution: des lieux destinés moins à obtenir des informations et punir des crimes qu’à briser toute résistance et terroriser la population. En faisant disparaître les opposants après les avoir soumis à des traitements dégradants d’une extrême cruauté, l’humain était réduit à un numéro d’écrou, puis un numéro de cadavre et enfin à celui d’un registre à son tour enfermé dans des dédales d’étagères déjà engorgées.
Far’ Falastin ( en arabe : فلسطي فرع » Branche Palestine ») ou « Branche 235 » est une prison des renseignements du régime syrien située à Damascus. Tristement connue pour ses conditions de détentions indignes, un recours à la torture y est systématique et généralisé, le viol et les violences sexuelles faisant partie des actes de torture. Des centaines de milliers de dossiers de détenus y sont entreposés à tous les niveaux. Ici, dans l’une des innombrables salle d’archives de la prison, près de 50m2 d’étagères regroupent difficilement les dossiers des prisonniers dont le nom commençait par « M ». Chaque étagère pouvait en contenir jusqu’à 3000. 17 Décembre © Audrey M-G / Specto Média
« Toutes les prisons fonctionnaient de la même manière. On vous y traînait pour vous tuer l’âme, pas pour un soi-disant crime que vous auriez commis »
Sayf vient de Jisr al-Shughur, une ville de la province d’Idleb. Combattant rebelle, il est aussi un ancien détenu de la prison de Al-Khatib, aussi connue sous le nom de Branche 251, située en plein coeur d’un quartier damascène du même nom. C’est un centre de détention et de torture de la Direction générale de la Sécurité des services de renseignement syriens. Le regard perçant et la tête haute, il nous livre l’histoire glaçante de son enlèvement par les Mukhâbarâts. Des années plus tôt, encore jeune étudiant en droit aspirant à devenir avocat, il se rendait quotidiennement à l’université d’Aleppo, 100 km plus au nord. Sur le trajet, il est pris dans une embuscade et se fait arrêter sans qu’on ne lui donne la raison. Il confiera: « La vérité, c’est que mon cousin avait osé dire quelque chose contre le régime quelques jours auparavant, c’était un motif suffisant pour m’arrêter alors que je n’avais rien dit». Il ajoute: « À cette époque, il faut bien comprendre que tout le monde était esclave du dictateur. Il était impossible de parler. Il y avait des espions partout et ils vous enlevaient même sur un délit de faciès. ». À mesure qu’il se livre, on devine derrière ses yeux bleus turquoise les souvenirs horrifiants qui s’entrechoquent dans sa mémoire: « Toutes les prisons fonctionnaient de la même manière. On vous y traînait pour vous tuer l’âme, pas pour un soi-disant crime que vous auriez commis ». Dès son arrivée, Sayf a été torturé pendant trois mois. Cela pouvait en durer quatre voire six dans un isolement total sans jamais connaître les motifs de l’incarcération. Le silence était tout aussi effrayant que le cri des détenus.
L’acharnement féroce et les humiliations perverses des geôliers, les conditions de détentions inhumaines et les tortures inqualifiables ont rythmé son quotidien jusqu’à ce qu’on lui fracasse les os des pieds. « Une fois qu’ils en ont eu assez de vous briser, ils vous sortaient de l’isolement pour vous faire signer des aveux après vous avoir donné la raison de votre emprisonnement. Souvent, c’était la même chose: nous étions un danger pour le pays. Si on avait le malheur de clamer notre innocence, on nous torturait de nouveau. » La même ritournelle barbare reprenait avant un nouvel interrogatoire sadique. «Ils nous disaient qu’un autre prisonnier nous avait dénoncé même si on ne se connaissaient pas. Évidemment, si on ne signaient pas les « aveux », on était de nouveau bons pour la torture. » Il ajoute: « Nous n’étions que de simples civils qui luttions pour la liberté et la justice. Il n’y avait aucune chance de s’en sortir. Le régime ne nous a laissé que trois choix: la prison, la mort ou la rébellion.» Trois personnes ont été arrêtées dans sa famille, deux en sont mortes. En 1980, l’oncle de Sayf, a été arrêté une première fois à 17 ans, sous Hafez Al-Assad. Il y est resté 6 mois. Puis, il n’a cessé d’y faire des allers et retours. La dernière fois, sa jambe a été coupée à vif et petit à petit, il a perdu l’esprit. Quand le père de Sayf raconte cela, il est en larmes.
Sayf, combattant rebelle, vient de Jisr al-Shughur, une ville de la province d’Idleb. Ancien détenu de la prison de Al-Khatib connue sous le nom de Branche 251. Comme d’autres prisons du régime, elle est connue pour ses témoignages d’anciens détenus, rescapés, qui évoquent leurs conditions de détention atroces, un recours à la torture systématique et généralisé, les viols et violences sexuelles, ainsi qu’un nombre important de décès survenus en détention, dont certains ont été identifiés sur les clichés du photographe légiste César. « Nous n’étions que de simples civils qui luttions pour la liberté et la justice. (…) Le régime ne nous a laissé que trois choix: rester en prison, mourir ou se rebeller.» 16 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Des milliers de femmes y ont aussi subi les pires sévices. En ouvrant la lourde porte du cachot insalubre du quartier des femmes, une pièce d’environ 15m2. Sayf raconte: « 80 femmes survivaient ici au rythme des interrogatoires, des violences physiques et des viols quotidiens. Ils les emmenaient à un point de rassemblement lors des tortures. Il y avait des enfants, des femmes et des hommes âgés. Ils torturaient les hommes en les déshabillant sous leurs yeux et elles devaient regarder la mort de certains. Après, c’était leur tour. Une enfant d’à peine 12 ans a été torturée et violée pour faire parler sa mère. ». La nuit, après 21 heures, les cris des hommes suppliciés les empêchaient de dormir. Il se souvient: « Des tortures le jour. Des viols la nuit. La prison sentait la mort et les cadavres. Pour les femmes, c’était pire, en plus de ce que nous subissions, il y avait le déshonneur pour la vie ». Dans les bureaux des tortionnaires, des pièces étaient même réservées pour y détruire des vies. Viols en série, écartements, asphyxies, matraquages, électrocutions, injections d’hormones. Aucune des femmes, mineures ou majeures, emprisonnées dans les geôles des al-Assad n’ont été épargnées. Elles y subissent des traitements d’une extrême violence et les pires souffrances durant leur détention. De Al-Khatib, à Far Falesteen en passant par toutes les autres branches du renseignement, le pire de l’épouvante n’était qu’un début.
Dans cette cellule d’à peine 15m2 de la prison de Al-Khatib, les effets de plusieurs dizaines de femmes qui ont y subi la privation de nourriture, de sommeil et d’hygiène sont les témoins de leur passage. À cela, se sont ajoutés les supplices de la torture et du viol quotidiens et systématiques. Des sévices physiques et psychologiques qui ont eu raison de leur santé et qui les ont aussi privées à leur sortie d’un retour à une vie « normale », déchue de leur honneur. Gravé sur le mur, on peut lire: « Que Dieu me pardonne » avec le portrait d’une femme mêlé à des dates et des noms pour ne pas oublier. 11 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Far’Falastine (en arabe : فلسطي فرع, lit. Branche Palestine), La torture, la brutalité, les violences sexuelles et les exécutions de masse y étaient endémiques. Dans des cellules de 4m par 4m, jusqu’à 100 codétenus pouvaient y être entassés. Les couloirs étaient utilisés comme « salles » d’interrogatoire pour terrifier les autres détenus. 17 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Au sommet de l’horreur, ce qu’était la prison de Palmyre (Tadmor) sous Hafez devint celle de Saydnaya sous Bachar bien que déjà érigée dès 1987. « L’enfer sur Terre », « l’abattoir humain », dans les deux cas, après être passé par ces branches de la mort, finir dans l’une de ces prisons ne laissaient qu’un horizon macabre à tout détenu et leurs proches dans cette politique d’extermination. « Il vaut mieux être mort que prisonnier» disait Amina Kolani dont l’époux avait passé un an à Saidnaya avant le soulèvement de 2011 et dont deux frères y sont morts. « Ceux qui sont à l’extérieur, dit-elle, pensent qu’un prisonnier syrien est simplement enfermé dans une cellule avec un lit et de la nourriture, mais il vit en fait dans un cercueil. C’est un cadavre, mais qui respire encore .» (Syrie, le pays brûlé (1970-2021), Le livre noir des Assad. Éditions Seuil). « Saydnaya est la fin de la vie, la fin de l’humanité », dit un ancien gardien cité par Amnesty International dans le rapport que l’ONG avait déjà édité en 2017. À son origine, la cruauté de Tadmor. Hafez avait déjà pavé la route de l’enfer pour Bachar. Les cerbères en étaient les espions et les âmes damnées, celles et ceux en quête de liberté et de justice pour leur avenir. Construite en 1920 par les Français au cours de leur mandat en Syrie, elle devint le symbole de la répression syrienne où des centaines de personnes ont été tuées dans les années 1980: « La prison militaire de Tadmor semble avoir été conçue pour infliger aux détenus des souffrances et une humiliation maximales, pour les terroriser et pour briser leur moral » (Rapport d’Amnesty International publié en 2001).
Cette prison située aux portes du désert, le poète Faraj Bereqdar, qui y fut détenu, l’appelle “le royaume de la mort et de la folie“. Uniquement destinée à mieux briser et à dompter, pour annihiler la dernière couche d’humanité qui pouvait rester chez les détenus. « Rares sont ceux qui sortaient vivants de cette prison. À Palmyre, on ne cogne pas en guise de sanction. Les coups et la torture sont destinés à tuer le plus souvent », confie Raymond Boubane, qui a effectué un séjour de douze ans dans les geôles syriennes, dont cinq passés à Palmyre. L’écrivain palestinien Salameh Kaileh, détenu de 1998 à 2000 affirmait :« Il est tout à fait injuste d’appeler cela une prison. Dans une prison, vous avez des droits fondamentaux, mais à Tadmor, vous n’avez rien. Il ne vous reste que la peur et l’horreur ». La prison a été fermée en 2001 puis rouverte au début de la guerre civile syrienne, le 15 juin 2011. Ce jour-là, 350 civils arrêtés pour avoir participé à des manifestations contre le gouvernement y ont été transférés. Le 30 mai 2015, l’État islamique la détruisit entièrement ainsi que toutes les preuves de crimes contre l’humanité du régime. Sous Bachar, Saydnaya devient le nouvel emblème terrible de la répression du régime. Ce que la journaliste Garance Le Caisne écrivait à propos de Tadmor, « un complexe concentrationnaire » et « un bagne » dans Opération César. Au cœur de la machine de mort syrienne, s’appliquait dorénavant à Saydnaya sur un mode bien plus expéditif et effréné.
Vue aérienne de la prison de Saydnaya. Étendue sur 1,4km2, elle fut, sous le régime de Bachar al-Assad, appelée « l’abattoir humain » par Amnesty dans son rapport de 2016 en raison des conditions de détention horrifiques, du recours systématique à la torture, des exécutions de masse, des disparitions forcées et l’extermination perpétrés à Saidnaya depuis. Source: Planet Labs PBC.
À la libération de la prison le 7 décembre 2024 par HTS, des milliers de corps décharnés, émaciés, meurtris sortent de l’obscurité mortifère du lieu. Des femmes et des enfants aussi. Les premières images choquent le monde. Pourtant, les faits ne sont pas nouveaux. Du dossier César en passant par les rapports détaillés des ONG Amnesty et du SNHR, les témoignages des survivants, le procès historique de Coblence (3), la cruauté systémique du régime avait déjà été rendue publique. Composée de deux bâtiments distincts, là aussi, la mécanisation et l’organisation méthodique du régime s’y appliquait avec sadisme et barbarie. Le « bâtiment blanc » détenait les officiers militaires et les troupes soupçonnés d’être déloyaux envers le régime. Le « bâtiment rouge » – la prison principale – était destiné aux opposants au régime. Après le début de la guerre civile syrienne en 2011, le bâtiment blanc a été vidé des prisonniers existants et préparé pour accueillir les personnes détenues pour avoir pris part à des manifestations d’opposition au régime du président Bachar al-Assad. Saydnaya devint la principale prison politique de Syrie. Sous le bâtiment blanc se trouve une « salle d’exécution », où les détenus du bâtiment rouge étaient transportés pour être pendus. La liste des personnes à exécuter dans le bâtiment rouge arrivait à l’heure du déjeuner. Les troupes emmenaient alors les personnes marquées pour la mort dans une cellule de détention au sous-sol – qui pouvait parfois contenir jusqu’à 100 personnes – où elles étaient soumises à des passages à tabac. Les détenus du bâtiment rouge étaient généralement « transférés » en pleine nuit, généralement entre minuit et 3h00. Les yeux bandés, ils étaient ensuite emmenés dans la « salle d’exécution » du bâtiment blanc, avant d’être conduits sur une plate-forme d’un mètre de haut munie de 10 nœuds coulants auxquels ils étaient pendus. Selon Amnesty, en 2012, la salle a été agrandie, avec une deuxième plateforme comportant 20 nœuds coulants supplémentaires.
Les personnes détenues dans le bâtiment rouge à la prison de Saydnaya étaient soumises à une série de violences bien programmées durant lesquelles elles devaient garder le silence. Régulièrement torturées, en général par le biais de passages à tabac brutaux et de violences sexuelles, l’accès à de la nourriture appropriée, à de l’eau, des médicaments, des soins médicaux et des sanitaires leur était systématiquement refusé, entraînant une propagation effarante d’infections et de maladies.
Saydnaya (en arabe : صيدنايا سجن, Sajn Ṣaydnāyā). Libérée dans la nuit du 8 décembre 2024 par les rebelles de Hayat Tahrir Al-Cham, l’épouvante éclate en 4K aux yeux du monde. À l’intérieur, l’odeur de la mort et de l’ineffable. Pour des milliers de personnes qui attendent aux portes l’enfer, l’impatience s’est muée en un supplice latent dans l’anti-chambre de l’espoir pour retrouver un proche, un disparu. 10 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
« Pendant cinq jours, nous étions dans une cellule en sous-sol. C’était tellement sale, sans lumière… Nous étions nus dans une cellule de 2 mètres sur 1m80, pas plus grand que ça. »
Mahmoud Hamoud a passé 7 ans en prison dont 6 mois à Saydnaya. Il avait 17 ans en 2012 quand il a été enfermé. Il raconte la « fête d’accueil », autrement dit le passage à tabac obligatoire: « Les soldats ont commencé à nous frapper dès que nous avons passé la porte de la prison, si fort que j’ai cru que j’étais mort après qu’ils nous aient roués de coups avec une barre en fer mon ami et moi », se souvient-il.
« Pendant cinq jours, nous étions dans une cellule en sous-sol. C’était tellement sale, sans lumière… Nous étions nus dans une cellule de 2 mètres sur 1m80, pas plus grande que ça. Ensuite, ils nous ont transférés dans une cellule un peu plus grande, au deuxième étage ». Le jeune réalisateur raconte avoir également été victime de torture dans cette prison syrienne. « Les gardiens venaient deux fois par semaine et emmenaient des détenus pour les torturer, explique-t-il. Ils les frappaient tellement fort qu’on entendait leurs os craquer ».
Entre minuit et 3h00, les yeux bandés, les détenus étaient emmenés dans la « salle d’exécution » située dans la partie sud-est du bâtiment blanc de Saydnaya, avant d’être conduits sur une plate-forme d’un mètre de haut munie de 10 nœuds coulants auxquels ils étaient pendus. Selon Amnesty, en 2012, la salle a été agrandie, avec une deuxième plateforme comportant 20 nœuds coulants supplémentaires. 10 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Mahmoud Hamoud a passé 7 ans dans l’enfer des geôles syriennes dont 6 mois à Saydnaya: « J’ai été dans d’autres prisons, toutes aussi horribles les unes que les autres mais il n’y a rien de comparable avec le calvaire et la cruauté que j’ai vécu à Saydnaya ». À gauche, une cellule de Saydnaya. Dans à peine 30m2, entre 80 et 120 détenus devaient survivre dans des conditions inhumaines. À droite, une inscription provenant d’une cellule du « bâtiment rouge »: « Pour que cela serve aux croyants/ Prisonnier 76, première séance suspendue/ Bazan Diop/ Latakie, quelque part dans le désert ». 10-15 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Les conditions effroyables de détention, la promiscuité, l’insalubrité poussée à son paroxysme et cette invariable ritournelle quotidienne: « Ils frappaient sur les portes et posaient la même question: est-ce que quelqu’un a un cadavre? ». « Avec mon ami Ahmad, on dormait ensemble. Il faisait tellement froid qu’il fallait qu’on partage une couverture pour se tenir chaud. Un matin, j’ai essayé de le réveiller mais son visage était froid. J’ai dormi avec un cadavre, mon ami était mort. » Mahmoud Hamoud passera 7 ans dans l’enfer des geôles syriennes: « J’ai été dans d’autres prisons, toutes aussi horribles les unes que les autres mais il n’y a rien de comparable avec le calvaire et la cruauté que j’ai vécu à Saydnaya ». Mahmoud faisait partie d’un groupe de 31 détenus, il raconte être le seul à s’en être sorti. « J’ai vu mes 30 codétenus mourir sous mes yeux. Ils sont morts à cause de la tuberculose, la gale, la faim, la soif, le froid, la peur ». « Les disparitions forcées? Oui je sais. Je les ai vues mourir toutes ces personnes que les familles cherchent. »
En 1998, l’article 7 du statut de Rome de la Cour Pénale Internationale qualifie de crimes contre l’humanité les disparitions forcées lorsqu’elles sont commises dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique. En décembre 2006, l’ONU adopte la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Les disparitions forcées sont définies comme lorsque « des personnes sont arrêtées, détenues ou enlevées contre leur volonté ou autrement privées de leur liberté par des agents de différentes branches du gouvernement, ou par des groupes organisés ou des particuliers agissant au nom du gouvernement ou avec son soutien, direct ou indirect, son consentement ou son acquiescement, suivi d’un refus de révéler le sort réservé aux personnes concernées ou le lieu où elles se trouvent ou d’un refus de reconnaître la privation de leur liberté, ce qui place ces personnes en dehors de la protection de la loi ». Le Réseau syrien pour les droits de l’homme considère qu’une personne a disparu de force lorsqu’elle a été arrêtée et que sa famille n’a pas pu obtenir d’informations des autorités officielles sur son arrestation ou le lieu où elle se trouve pendant au moins 20 jours, les autorités refusant de reconnaître l’arrestation. Toujours selon le réseau syrien, au moins 157 634 personnes arrêtées en Syrie entre mars 2011 et août 2024 étaient toujours en état d’arrestation et/ou avaient disparu de force. Ce chiffre comprend au moins 5 274 enfants et 10 221 femmes. D’après Amnesty International, plus de 17 000 personnes auraient perdu la vie en détention dans les geôles du pouvoir al-Assad depuis 2011. À ces funestes estimations s’ajoutent celles du temps de Hafez al-Assad. Dès 1970, le régime adoptait l’usage des arrestations extrajudiciaires et de la disparition forcée comme instruments de contrôle de la société. Les événements à Hama, en 1982, ont constitué l’apogée de cette période marquée par la disparition forcée de milliers de personnes, en plus des arrestations arbitraires et des actes de torture systématiques menés par les appareils sécuritaires du régime, tels que l’ont rapporté différentes organisations de défense des droits humains. En raison d’un black-out médiatique, les estimations varient entre 10.000 et 400.000 morts.
Le 26 avril 1983, Amnesty International envoyait un rapport(4) sur les disparitions forcées au gouvernement syrien accompagnée d’une lettre adressée au président Hafez al-Assad. L’ONG établissait la liste de trente-huit jeunes syriens « portés disparus » presque 18 mois après leur transfert d’une prison de la ville de Deir ez-Zor, dans l’Est de la Syrie, à une destination inconnue. Leurs parents avaient envoyé une lettre ouverte au président le 11 octobre 1980 dans le but de retrouver leurs fils disparus. Ils n’ont jamais reçu de réponse. En Octobre 1981, Amnesty a commencé à enquêter sur ces « disparitions » mais n’a reçu aucune réponse des autorités syriennes. Le rapport décrivait déjà le schéma d’arrestations arbitraires, sans autorisation ni mandats légaux délivrés par les forces de sécurité, conformément à la législation d’urgence adoptée en 1963. Ces abus constituaient dès lors une violation du droit national et international y compris les articles 25(i) et 28(ii) de la Constitution syrienne et l’article 9(i) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui énonçait : « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraire. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. »
Le 8 décembre 2024, des milliers de personnes venues du pays tout entier ont afflué aux portes de l’enfer dans l’espoir de retrouver un membre de leur famille et/ou des proches disparus depuis parfois 30 ans. Un ballet furieux de motos, de vans, de voitures. Pour atteindre les portes de la prison de Saydnaya, on ne descend pas en enfer, on gravit les limbes de l’épouvante. Pour des milliers de personnes, l’impatience s’est muée en un supplice latent dans l’antichambre de l’espoir. Toutes et tous ont cherché frénétiquement les noms de leurs proches disparus sur de funestes cahiers laissés à l’entrée de la prison. D’anciens co-détenus étiolaient le souvenir de retrouver leurs amis. Le parvis était un champ de larmes et de cris réprimés toutes ces années durant.
À la libération de la prison de Saydnaya, des milliers des personnes ont afflué dans l’espoir de retrouver leurs proches disparus parfois depuis plusieurs dizaines d’années. L’attente de la découverte de nouvelles cellules, de nouvelles archives, d’un nom ou d’un corps qui réapparaitrait, les familles des détenus et des disparus ont aussi été les victimes latentes du régime des Al-Assad durant ces 54 ans. 10-15 décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
La fureur et la détermination des al-Assad à faire plier leur peuple de n’arrêtait pas aux détenus ni aux disparus. Les familles et les proches des victimes payaient également le lourd tribut de cette barbarie insensée. De la peur d’une délation infondée au racket organisé, les complices du régime ont savamment usé et abusé de tous les moyens pour s’enrichir. Le système carcéral des al-Assad se traduisait aussi par un racket organisé de masse. L’extorsion de familles de prisonniers était bien connue parmi les personnes touchées à la recherche de la moindre information concernant leurs disparus. De nombreuses familles se sont tues sur cette pratique, craignant que le fait d’en parler ne soit l’objet de représailles de la part des organismes de sécurité ou ne rende les conditions de détention de leurs proches plus difficiles. La réalité est que, depuis des années, le régime et les membres de son appareil de sécurité ont appauvri des milliers de familles syriennes en tenant leurs proches en otages. Sous le règne du père et prédécesseur de Bachar, Hafez al-Assad, les familles des détenus syriens devaient souvent payer des juges, des avocats ou des agents du renseignement de grosses sommes d’argent pour obtenir des informations sur leurs proches ou même pour leur rendre visite en prison.
Il est difficile de savoir exactement combien de familles de prisonniers ont été extorquées ou combien d’argent a ainsi pu passer entre les mains du régime et de ses partisans. Cependant, une enquête publiée en avril 2021 par Syria Untold donnait déjà quelques indices sur l’ampleur du système informel d’extorsion géré par des responsables étatiques et militaires. L’enquête porte sur les arrestations de 100 détenus depuis 2011. Pour 85 cas, les familles des prisonniers ont été priées de payer par les responsables du régime ou leurs représentants. Sur ce nombre, 75 familles ont accepté de verser des paiements totalisant une valeur totale de 800000 $ au fil des ans. En moyenne, chacune de ces familles a dépensé 10500 $ par prisonnier ou disparu. L’enquête a conclu que l’extorsion de familles de prisonniers avait probablement coûté aux fonctionnaires et intermédiaires du régime entre 1 et 2 milliards de dollars par an. L’enquête a aussi révélé que 42 % des familles qui ont versé de l’argent d’extorsion au régime l’ont fait pour trouver le lieu où se trouvait un membre disparu de leur famille, tandis que 24 % ont payé pour assurer la libération d’un proche. Dans d’autres cas, des familles ont payé pour modifier l’issue d’une affaire judiciaire, pour faire transférer un membre de leur famille d’une prison criminelle à une prison civile ou simplement pour qu’on leur permette de les visiter.
« Taisez-vous », lui ont-ils répondu. « Ça ne vous regarde pas. »
C’est le cas de Nour B. Alors âgée de 17 ans, elle se souvient du jour où son père a été arrêté, en mai 1998. Elle était seule à la maison avec sa mère dans la ville de Hama, lorsqu’elle a entendu frapper à la porte. Pensant que c’était un des voisins, elle est allée ouvrir et s’est retrouvée face à plusieurs agents de sécurité qui l’ont poussée de côté et sont rapidement entrés dans la maison en demandant où se trouvait son père. Elle demanda aux hommes ce qu’ils voulaient de lui. « Taisez-vous », lui ont-ils répondu. « Ça ne vous regarde pas. » C’est dans son bureau qu’ils ont enlevé son père, embarquant par la même leurs deux voitures et tout l’argent et l’or qu’ils ont pu trouver dans le coffre-fort du bureau. Ce jour marqua le début d’une longue bataille dans le labyrinthe du réseau carcéral qui a soutenu la dictature des al-Assad. Immédiatement après l’arrestation de son père, Nour et sa famille ont commencé à chercher des informations. Son père avait été enlevé par la direction du renseignement de l’armée de l’air: « Nous sommes allés à la succursale locale, et ils ont nié l’avoir », se souvient Nour. « Trois jours plus tard, on nous a dit qu’il avait été transféré à Damas. »
Cette épreuve a eu de lourdes conséquences financières pour la famille, qui a été obligée de payer des milliers de dollars en argent et en cadeaux à différents responsables du régime syrien au cours des années suivantes, pour découvrir où se trouvait son père. Ces visites ont rarement abouti à des renseignements concluants. Parfois, les agents promettaient de lui répondre dans quelques jours. D’autres fois, ils recommandaient à Nour de ne pas se renseigner sur le lieu où se trouvait son père. Des dizaines de milliers de dollars extorqués, ce n’est qu’en 2013 que Nour et sa famille ont découvert qu’il était toujours vivant. Un ancien détenu de la prison d’Al-Khatib a confirmé qu’il l’avait croisé lors de leur procès: le père de Nour avait été reconnu coupable et condamné à la prison à vie en février 2014 puis transféré à Saydnaya.
Couché à même le sol de sa cellule, le père de Nour B. s’est réveillé la nuit du 7 décembre lorsque les portes métalliques de la prison ont été ouvertes et que plusieurs prisonniers sont partis. « Il pensait d’abord que les prisonniers seraient fusillés par les forces du régime à l’extérieur et qu’ils seraient forcés de rentrer », raconte Nour. « Il a attendu un moment avant de réaliser qu’il venait d’être sauvé ». Après avoir passé les 26 dernières années dans les prisons des al-Assad, il était enfin libre, à l’âge de 67 ans. « Je sais que nous avons eu beaucoup de chance, comparé à d’autres familles. Pour celles qui n’ont pas retrouvé leurs proches, c’est une nouvelle recherche qui commence, un nouveau deuil aussi. » s’attriste-t-elle. « Si je reste ici, c’est pour les soutenir et expliquer aux journalistes ce qu’il s’est passé pendant toutes ces années, le monde doit savoir et la communauté internationale doit aider le peuple syrien à retrouver les disparus. » poursuit-elle.
Nour B. (à gauche) a passé 27 ans à chercher son père, enlevé par les forces du régime en 1998. À la libération de Saydnaya, son père faisait parti des survivants du terrible « abattoir humain » où 20 à 50 personnes étaient exécutées chaque semaine quand ils ne mourraient pas de maladies comme la tuberculose ou la gale. « Si je reste ici, c’est pour les soutenir et expliquer aux journalistes ce qu’il s’est passé pendant toutes ces années, le monde doit savoir et la communauté internationale doit aider le peuple syrien à retrouver les disparus. ». À droite, l’un des nombreux registres de la prison, seule preuve d’un passage, d’un espoir ou d’une désillusion sur le sort d’un être cher. 15 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Mais toutes les familles ne connaissent pas ces émouvantes scènes de retrouvailles. La libération des prisons et la découverte des corps viennent parfois confirmer leurs pires craintes en attestant de la mort des disparus. Sur les 300 détenus syriens que représente l’association Familles de la liberté, seulement deux avaient été localisés à la mi-décembre. Alors que d’autres prisons ont été libérées dans tout le pays après la chute du régime, des milliers de familles en Syrie et dans le monde entier cherchaient désespérément à obtenir des nouvelles sur le sort de leurs proches. Se précipitant dans les prisons et les morgues des hôpitaux ces dernières semaines, elles n’ont trouvé que des corps, dont beaucoup ont été torturés au-delà de la reconnaissance. Malgré la découverte de nombreuses fosses communes à travers tout le pays, des milliers de faux certificats de décès envoyés aux familles alors que leurs proches vivaient encore sous la torture des bourreaux à la solde du régime, ces dernières refusent d’abandonner les recherches dans l’espoir de retrouver ne serait-ce qu’un ossement, un vêtement, une trace infime de vérité quant au sort de leurs êtres chers, se persuadant même de l’existence de prisons souterraines: « Il n’y a pas de prisons secrètes, affirme Fadel Abdulghany, directeur du Réseau Syrien des Droits de l’Homme. Nous avons les preuves que 97 % des disparus de force ont été tués par Assad. » Ces preuves, ce sont les milliers de registres et de documents archivés dans les geôles des al-Assad. Pourtant, beaucoup ont été pillés ou incendiés. Des citoyens lambda, des familles de détenus et même des journalistes ont commencé à s’emparer de certaines preuves pourtant cruciales. « Les familles des dizaines de milliers de personnes disparues en Syrie méritent qu’il soit mis fin à leur tourment, a déclaré Hiba Zayadin, chercheuse senior auprès de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. Beaucoup des réponses sur ce qui est arrivé à leurs proches risquent de se trouver dans des bureaux saccagés, des documents pillés ou des fosses communes altérées. »
Sur le parvis de la prison de Saydnaya, une femme pleure son frère. Disparu depuis deux ans, elle n’a retrouvé que la veste qu’il portait la dernière fois qu’elle l’a vu. 15 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Même si les chances de retrouver ces disparus de force vivants s’amenuisent, en aucun cas, cette quête de justice ne doit subir le même sort. Mi-décembre, les autorités syriennes de transition ont demandé à ce que soit restituée toute preuve matérielle subtilisée afin de les protéger, les collecter et les sauvegarder. Elles se sont aussi engagées à rendre justice de manière impartiale et dans le respect des lois: « D’abord la justice avec des juges et de vrais tribunaux. On voulait la liberté et la justice. On doit montrer ce que c’est ce qu’on va faire parce qu’on n’est pas comme ces traitres. On arrêtera les coupables, les complices et ceux qui ont du sang sur les mains et on les jugera avec de vrais procès. » assure Sayf.
En attendant, des milliers de portraits ornent les murs des hôpitaux et des villes. Sur ceux de l’hôpital militaire de Harasta, connu pour être un haut lieu de la répression gouvernementale, au milieu, celui de Mazen Al-Hamada, militant pour les droits de l’homme et pour la liberté. Il était devenu le visage des atrocités du régime. Il avait été emprisonné deux fois sous le régime de Bachar, avant de fuir aux Pays-Bas puis de retourner en Syrie où il a été de nouveau arrêté après avoir dénoncé publiquement les supplices et les actes de torture dont il avait été victime. Son corps avait été retrouvé dans la morgue de l’hôpital militaire. « Ce corps est très similaire à celui du détenu Mazen al-Hamada », avait posté l’ONG Syrian Revolution Archive sur Instagram avec une photo.
« C’était une vision terrible, confesse un combattant rebelle, une quarantaine de corps étaient empilés les uns sur les autres, montrant des signes de terribles tortures.» L’odeur de la putréfaction hante, depuis, les couloirs du piteux hôpital. Au macabre des lieux s’ajoutent l’angoisse, l’attente, l’espoir et ce mélange de sentiments contradictoires : le soulagement et la désillusion de ne pas y avoir trouvé ce martyr torturé, l’effroi et la stupéfaction rebutée face à ce que l’on y découvre. Puis, ces larmes qui coulent inévitablement.
Sur le mur de l’hôpital militaire de Harasta, le portrait de Mazen Al-Hamada, militant pour les droits de l’homme et pour la liberté. Farouche opposant au régime, il était devenu le visage des atrocités du régime. Son corps torturé a été retrouvé parmi ceux de 40 autres personnes. Il a été tué quelques jours avant la chute du régime. 14 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Les médecins légistes ont affiché des photos « présentables » des dépouilles avec un numéro à contacter pour que les familles et les proches n’aient plus à souffrir de ces visions d’épouvante et pour assurer la dignité de leur mémoire. « La Syrie toute entière est une morgue. On marche sur nos morts, lance une jeune femme à la recherche d’un membre de sa famille. Je n’arrêterai pas de chercher tant que je n’aurai rien à enterrer. »
Hôpital militaire de Harasta, autrefois connu pour être un haut lieu de la répression gouvernementale, ainsi qu’une prison militaire, devenant l’un des principaux centres de torture de la région de Damascus, des milliers de familles viennent inspecter les photos ou visiter la morgue pour identifier un corps en espérant retrouver celui d’un être cher disparu. 14 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Tourner la page sur un passé violent implique la mise en place de différents mécanismes apparentés à la justice « transitionnelle » qui vise le passage à un état de paix civile impliquant la condamnation des responsables, les réparations matérielles et symboliques, ou encore l’établissement des faits dans le cadre de commissions de vérité et réconciliation. Le dossier César, le procès de Coblence, les nombreux rapports d’ONG et les témoignages des victimes comme de leurs proches ont enfin retenti à la chute du régime. Comme s’il avait fallu que le monde, en toute connaissance de cause, voit de ses propres yeux ce à quoi 54 ans de dictature tortionnaire ressemblait. Le 29 juin 2023, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait une résolution établissant une institution internationale indépendante sur les personnes disparues en Syrie. Cette institution visait à aider les familles des victimes, y compris des victimes de disparitions forcées, à connaître le sort de leurs proches. Pourtant, ces questions reviennent toujours: « Pourquoi vous n’avez rien fait pour nous sauver? Vous saviez! Pourquoi la communauté internationale ne nous envoie que des journalistes ou des soi-disant experts au lieu de nous envoyer des moyens pour retrouver nos disparus? Assad est le principal coupable, mais tous ceux qui nous ont laissé tomber, qui ont permis que ce chaos se produise, tous ceux qui avaient les ressources et qui ne les ont pas utilisés sont aussi responsables. » Quelles leçons en tirer pour le présent et l’avenir?
« Ils ont détruit notre mémoire » confessait Mazen al-Hamada. Face à la politique d’effacement inhérente à la disparition forcée, la revendication de vérité s’inscrit dans un travail de mémoire indispensable à la reconstruction. Si certains désirent avant tout pacifier un pays dévasté par des décennies de dictature et de destruction massive, relancer une économie et des relations internationales fragilisées tout en oubliant le passé, quelle place sera alors accordée aux mémoires des familles de disparus et à leur quête de justice et de vérité? « L’un des principes fondamentaux de la justice internationale est qu’il revient toujours aux juridictions nationales et à un peuple de rendre justice aux victimes », rappelle l’expert du droit international Johann Soufi. La Cour Pénale Internationale (CPI) n’est actuellement pas compétente en Syrie, car le pays n’a pas ratifié le Statut de Rome, le traité international qui a entériné la création de cette juridiction. Rien n’empêche désormais la Syrie de ratifier officiellement le Statut de Rome avec une potentielle demande de rétroactivité pour que la CPI devienne compétente sur les crimes qui ont été commis par le régime de Bachar al-Assad. Le nouveau gouvernement transitoire, dirigé par Ahmed al Shaara, devra donc s’y impliquer totalement et se poser en garant du respect des droits de l’homme, du droit international et des droits fondamentaux à la vérité, à la justice et à des réparations. La communauté internationale devra aussi reconnaitre publiquement les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité du régime au plus vite afin que le long processus du deuil puisse s’amorcer pour des millions de familles et de survivants. Un nouveau sentiment d’abandon par les différents acteurs nationaux et internationaux n’est pas concevable. Si tel était encore le cas, cela reviendrait à accorder une impunité totale, voire une excuse systématique à d’autres tortionnaires dont les exactions, elles aussi documentées, étayées et relayées, se produisent encore à l’heure actuelle. Pour que les questionnements de Mazen: « Comment veux-tu qu’ils prennent une position morale ? Tout le monde joue. Les gouvernements invoquent la liberté et la démocratie, mais ils continuent à parler avec les meurtriers et les criminels. Combien de droits de veto ont été utilisés aux Nations unies pour sauver le régime de Damas ? » (Oublie Ton Nom, Garance Le Caisne) – que ces mots ne deviennent pas un énième murmure étouffé par le brouhaha géopolitique de la Tour de Babel(5).
Ici, dans le bureau d’un des officiers, le portrait de Bachar al-Assad semble veiller à ce que son peuple vive dans la peur et l’effroi et à ce que son armée de Mukhâbarâts fasse son travail. Alors que le monde savait, rien ou peu n’a été fait pour sauver les Syriens des rouages dévastateurs du régime. 17 Décembre 2024. © Audrey M-G / Specto Média
Article: Audrey M-G.
Photos: Audrey M-G.
Remerciements: à mes confrères et amis Asaad-Al Asaad, Adnan Farzat, Mahmoud Hamoud et Hussam Hammoud sans qui cet article n’aurait pas été possible.
(1): « Au cours de nos recherches, nous nous sommes entretenues directement avec 84 témoins, dont des anciens responsables ou gardiens de la prison de Saidnaya, des anciens détenus, juges et avocats, ainsi que des experts nationaux et internationaux de la détention en Syrie. Dans notre rapport précédent publié en août 2016, nous avons dévoilé que plus de 17 000 personnes sont mortes dans les geôles syriennes en raison des conditions inhumaines et de la torture, depuis le début de la crise qui a éclaté en Syrie en 2011. Ce chiffre n’englobe pas les 13 000 morts causées par les exécutions extrajudiciaires exposées dans le présent document. » Extrait du rapport d’Amnesty International publié le 07.02.2017.
https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/syrie-lhorrible-prison-de-saidnaya
(2): rapport publié en juin 2010 à Washington par le Transitional Justice in the Arab World Project, le régime que Bachar mit alors en place fut loin de faire éclore en Syrie ce “printemps” démocratique que beaucoup d’intellectuels arabes attendaient de leurs vœux. Ce rapport intitulé Years of Fear [Les années de terreur] estime que jusqu’à 17 000 Syriens auront “disparu” au cours du règne de Hafez El-Assad ; le document de 117 pages contient des récits poignants de disparitions et d’exécutions sans procès, et explique comment des fils, femmes ou parents auront attendu en vain durant trente ans le retour d’hommes qui furent presque certainement tués dès le début des années 1980. L’auteur du rapport, Radwan Ziadeh, est un exilé syrien établi depuis de longues années aux Etats-Unis. Il dirige le Centre de Damas pour les études sur les droits de l’homme. Years of Fear couvre les trente années de pouvoir de Hafez El-Assad.
https://fr.scribd.com/document/40122318/Years-of-Fear-Forcibly-Disappeared-in-Syria
(3): Le procès de Coblence (centre-ouest de l’Allemagne), ou procès al-Khatib, en 2020 et 2021, est le procès de deux anciens agents de la branche 251, dite branche al-Khatib, des services de renseignement du régime de Bachar elAssad, en Syrie : l’officier Anwar Raslan et le subalterne Eyad al-Gharib, arrêtés en Allemagne en 2019 sont accusés d’être impliqués dans des crimes contre l’humanité, en particulier actes de torture, viols et meurtres. C’est le premier procès au monde pour des exactions ayant eu lieu pendant le conflit syrien. Le 24 janvier 2021, Eyad al-Gharib est reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité et condamné à quatre ans et demi d’emprisonnement par la Haute Cour régionale de Coblence. Le verdict concernant Anwar Raslan est rendu le 13 janvier 2022. Il est reconnu coupable de crime contre l’humanité et de 27 meurtres, et condamné à la réclusion à perpétuité. https://www.hrw.org/fr/news/2022/01/06/la-quete-de-justice-pour-la-syrie
(4): https://www.amnesty.org/ar/documents/mde24/004/1983/en/
(5): Selon la Bible, les hommes de Babylone ne parlaient auparavant qu’une seule langue et ne formaient qu’un seul peuple. Un jour leur vint à l’idée de construire une tour qui atteindrait les cieux par sa hauteur, et leur permettrait ainsi d’accéder directement au Paradis. On nomma cette tour la « tour de Babel », « babel » signifiant « porte du ciel ». Mais Dieu, les trouvant trop orgueilleux, les punit en leur faisant parler des langues différentes, si bien que les hommes ne se comprenaient plus. Ils furent alors contraints d’abandonner leur entreprise et se dispersèrent sur la Terre, formant ainsi des peuples étrangers les uns des autres. C’est en référence à ce récit de la Genèse que l’on utilise parfois le terme « tour de Babel » pour parler d’un lieu où règnent le brouhaha et la confusion.