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Depuis 2011, des dizaines de milliers de personnes ont péri en tentant de traverser la mer Méditerranée pour atteindre les côtes de l’Union européenne, une catastrophe qui a plongé des milliers de familles dans le deuil. Moins connu est le drame de nombreux migrants dont le sort reste incertain, ayant disparu après leur arrivée sur le sol européen. Parmi ceux qui cherchent désespérément des réponses et luttent pour la justice se trouve Imed Soltani, un mécanicien de Tunis. Son histoire le place en première ligne d’une lutte pour la vérité et la dignité des victimes.
En mars 2011, deux neveux d’Imed Soltani, Belhassan et Slim Soltani agés de 23 et 27 ans, ont tenté leur chance pour traverser la Méditerranée. « Toute la famille savait qu’ils voulaient partir pour l’Europe pour améliorer leur niveau de vie. » Slim et Belhassane font partie des dizaines de milliers de Tunisiens qui ont quitté leur pays et ont pris la mer pour tenter d’atteindre l’Europe depuis 2011. Rien qu’entre fin janvier et septembre 2011, plus de 27 000 étaient arrivés sur l’île italienne de Lampedusa. « Nous savons que nos garçons sont arrivés à Lampedusa mais ont disparu là-bas le 1er mars 2011. »
« À cette époque, il y avait beaucoup de bruit sur les arrivées à Lampedusa. Il y avait beaucoup de vidéos. Les médias italiens et européens en parlaient tous les jours. Les résidents italiens n’étaient pas heureux. Le Premier ministre de l’époque, Silvio Berlusconi, est allé là-bas et a annoncé qu’il ne laisserait aucune trace des Tunisiens et rendrait l’île aux Italiens », explique Imed. En effet, Silvio Berlusconi a annoncé des mesures drastiques et rapides. « Le gouvernement a préparé un plan d’évacuation, de libération de l’île, en deux à deux jours et demi. En quarante-huit à soixante heures, Lampedusa sera habitée uniquement par les Lampedusans », a déclaré le Premier ministre lors de sa visite le 30 mars 2011.
À la recherche de leurs garçons, Imed et sa famille ont alors commencé leur « lutte pour la justice et la vérité ». En rassemblant plusieurs familles des disparus à la recherche de réponses, Imed a fondé l’association « Terre pour tous ». « Nous avons choisi ce nom car nous savons que s’il n’y a pas de terre pour tous, il n’y a pas de justice. Si nous ne luttons pas, le nombre de morts et de disparus en Méditerranée continuera d’augmenter. » L’association fonctionne sans aucun soutien financier. « Nous n’avons même pas de compte bancaire. Nous voulons garder une voix libre et une totale liberté de parole. Si nous acceptons de l’argent de l’Union européenne, nous ne pouvons plus clairement dire ce que nous pensons et dénoncer ce qui se passe. »
En 2015, les familles ont obtenu l’ouverture d’une commission d’enquête. « Nous avons envoyé toutes les vidéos et les enregistrements d’appels de nos garçons prouvant qu’ils étaient bien arrivés à Lampedusa. Nous avons des témoignages et des vidéos montrant que de grands bateaux, les 1er, 14 et 29 mars et 29 avril, ont amené des immigrants mais nous n’avons plus jamais eu de leurs nouvelles. Nous ne savons pas où ces bateaux allaient. Il y a quelque chose qui cloche. Nous avons parlé au ministère de l’Intérieur italien à Rome où il y a un bureau traitant des personnes disparues. Ils n’ont jamais donné de réponse claire aux familles tunisiennes. »
Imed ne mâche pas ses mots. Pour lui, ces morts et disparitions sont une conséquence directe des politiques européennes. « Les politiques de l’UE sont une guerre non déclarée. Il y a des accords entre l’Union européenne et la Tunisie et entre l’Italie et la Tunisie qui font de notre pays le garde-frontière de l’Europe. Nous ne sommes pas d’accord avec cela et nous nous battons contre. Ces politiques ont transformé la Méditerranée en un cimetière et nous voulons que l’UE assume ses responsabilités. »
« Il y a un mois, en mars 2024, nous avons retrouvé les corps de six garçons enterrés dans des tombes italiennes sans noms, uniquement identifiés par des numéros. Ils avaient quitté la Tunisie en octobre 2023 et n’avaient donné aucun signe de vie après leur arrivée à Lampedusa. Ce n’est pas la première fois que, en cherchant nos disparus, nous trouvons leurs corps dans des cimetières italiens. Après des tests ADN, nous avons pu faire pression sur le gouvernement pour qu’ils soient rapatriés et enterrés dans des tombes tunisiennes avec leurs noms où leurs familles peuvent venir se recueillir. »
Imed est également sensible au sort des exilés subsahariens passant par la Tunisie pour atteindre la Méditerranée. « Nous sommes solidaires des subsahariens. Beaucoup d’entre eux sont à Sfax. Ils vivent dans des camps, dans des champs, sous les arbres. C’est inacceptable. Pour protéger les Tunisiens et les Subsahariens et rendre justice à ceux pour qui il est déjà trop tard, Imed et son association travaillent sans relâche. « Tous ces problèmes sont dus à la fermeture des frontières et au non-respect des lois internationales et des droits humains. Nous voulons juste le respect de ces lois. Le respect de l’humanité de chaque personne. C’est notre combat. »
Journaliste : Méline Laffabry
Edition : Rogerio Simoes
Traduction : Méline Laffabry
Le calvaire de dizaines de milliers de personnes fuyant à travers la Méditerranée en quête d’une vie meilleure en Europe est bien documenté. Un nombre stupéfiant périssent durant le voyage, donnant naissance au sinistre surnom de « plus grand cimetière de migrants du monde. » Cependant, une autre facette de cette crise, bien que moins évoquée, est corroborée par de nombreux témoignages et documentée par des ONG.
Le 9 mars 2023, un incident a été signalé par Alarm Phone. L’organisation, initiée en octobre 2014 par des réseaux d’activistes et des acteurs de la société civile en Europe et en Afrique du Nord, opère comme une ligne de vie cruciale pour les réfugiés en détresse en mer Méditerranée. Ce jour-là, ils ont rapporté que la « Garde Côtière tunisienne volait des moteurs et observait de loin, » et ont partagé le témoignage d’un exilé : « Nous sommes nés du mauvais côté de l’océan et nous souffrons. Nous avons des bébés de 6 mois avec nous. La Garde côtière tunisienne a pris les moteurs pour les vendre contre de l’argent. »
« Quand les gardes-côtes arrivent, ils prennent les bidons d’essence et demandent au capitaine de retirer le moteur. Ensuite, ils partent en laissant l’embarcation dériver, » explique un Ivoirien de 28 ans qui a tenté à plusieurs reprises de traverser la Méditerranée dans une conversation avec InfoMigrants. « Nous nous retrouvons en mer sans rien ; c’est très effrayant. Nous devons attendre le retour des autorités. Parfois, ce sont les pêcheurs qui nous récupèrent », ajoute le jeune homme.
Depuis le mois de mars 2023, un nombre important de témoignages et de vidéos ont été recueillis par des organisations humanitaires. Tous partagent des expériences similaires. InfoMigrants relie le début de cette nouvelle pratique au discours de Kais Saied en février 2023. Selon eux, il y a un avant et un après dans l’escalade de la violence de la part de la côte tunisienne contre les migrants sur les bateaux depuis que le président tunisien a fait des déclarations ouvertement racistes, évoquant la présence de « hordes » d’immigrés clandestins venant d’Afrique subsaharienne comme source de « violence et de crime ».
Si les accusations de vol de moteurs de bateau par les gardes-côtes tunisiens sont plus récentes, elles s’ajoutent à une longue liste d’allégations de violence à l’encontre des personnes tentant de traverser la Méditerranée. En effet, Alarm Phone n’est pas seule dans ces accusations. Des témoins et des organisations de défense des droits humains, notamment le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), Oxfam et Borderline Europe, portent des accusations similaires contre les autorités tunisiennes.
Dans une étude commandée par le groupe Vert au Parlement européen et publiée en février 2024, des révélations troublantes ont émergé concernant les actions du personnel de la Garde côtière tunisienne. L’étude affirme que « les abus incluent la violence physique (des rapports faisant état de gardes-côtes utilisant des matraques en fer ou en bois ou du gaz lacrymogène contre les migrants), l’utilisation d’armes à feu (des coups de feu sont souvent tirés en l’air ou sur les moteurs de bateau, provoquant la panique et des naufrages potentiels), le retrait des moteurs et les collisions de bateaux (les gardes-côtes, utilisant les puissants moteurs de leur bateau, entrent en collision avec les bateaux de migrants, les faisant souvent couler). » Human Rights Watch a dénoncé les mêmes abus et a conseillé à l’UE de “suspendre le financement du contrôle de la migration aux forces de sécurité et fixer des indicateurs de droits de l’homme pour un soutien ultérieur. »
Les autorités tunisiennes ont nié les accusations ou fourni des raisons qui, selon elles, expliquent pourquoi certaines de ces mesures ont été prises.
Malgré les preuves accablantes et les protestations internationales, les gouvernements européens maintiennent une position qui s’aligne sur les récits officiels tunisiens. Ils affirment que le retrait des moteurs est une mesure de sécurité pour faciliter les opérations de sauvetage – une affirmation critiquée par beaucoup comme étant trompeuse. Les détracteurs, notamment des organisations humanitaires tunisiennes et européennes, soutiennent que ces pratiques constituent des violations des droits humains. Ils accusent les pays de l’UE de complicité en continuant de soutenir la Garde côtière tunisienne tout en minimisant la gravité de leurs actions. « Les partenaires de la Garde côtière tunisienne, en particulier l’Allemagne et l’Italie, adoptent le récit de la Tunisie », a déclaré le président du FTDES tunisien, Romdhane Ben Amor. « Nous considérons cela comme une complicité dans la dissimulation des attaques contre les migrants. »
La situation est en outre compliquée par l’état périlleux de la liberté de la presse en Tunisie, notamment depuis 2021. « Vous savez que le journalisme en Tunisie aujourd’hui est à la fois difficile et très risqué », a confié un journaliste tunisien qui a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité. « Depuis 2021, nous ne sommes pas autorisés à travailler sur le terrain et de nombreux journalistes sont maintenant emprisonnés parce qu’ils ont rapporté des choses. Ce que vous avez dit à propos des migrants, c’est ce que nous disons tous, mais nous sommes incapables de le prouver parce que nous ne pouvons pas mener les enquêtes nécessaires. »
Malgré les accusations contre les garde-côtes tunisiens et les nombreuses critiques sur l’impact du soutien financier de l’UE pour le contrôle des frontières en Tunisie, l’Union européenne a cherché à renforcer la capacité de la Tunisie à gérer la migration et les défis qu’elle pose. Le 22 septembre 2023, conformément au Mémorandum d’Entente (MoU) sur un partenariat stratégique et global, l’UE a annoncé un soutien financier significatif pour la Tunisie. Cela comprenait un ensemble d’assistance opérationnelle de 67 millions d’euros sur la migration.
Kais Saied a rejeté les fonds de l’UE, bien que 60 millions d’euros aient déjà été injectés dans le trésor de la Tunisie, avec 13 millions d’euros contractés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et 8 millions d’euros au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Cependant d’autres financements ont été maintenus, notamment le montant de plus de 13 millions d’euros alloué au projet « Renforcement du Pilier de Formation de la Garde Côtière Tunisienne« , financé par l’Union européenne et mis en œuvre par la Police Fédérale Allemande et le Centre International pour le Développement des Politiques de Migration (ICMPD) jusqu’en juin 2026.
La relation entre l’UE et la Tunisie est complexe, les responsables de l’UE notant l’importance des contacts directs dans la conduite des relations. Pendant ce temps, les preuves recueillies par les ONG de recherche et de sauvetage (SAR) et les observateurs dressent un tableau sombre du traitement des migrants par les gardes-côtes tunisiens. Les rapports de violence physique, l’utilisation d’armes à feu, le retrait des moteurs et les collisions de bateaux contribuent aux risques éprouvants auxquels sont confrontés les migrants en mer. En outre, selon les organisations humanitaires, le retard de la Tunisie dans l’établissement d’une zone de recherche et de sauvetage (SAR) formelle, cruciale pour mener des opérations de sauvetage au-delà de ses eaux territoriales, souligne le besoin urgent de solutions de gestion de la migration complètes et humaines.
Journaliste : Ata Ahmet Kökçü
Editrice : Méline Laffabry
Traduction : Méline Laffabry
Cette série multimédia est produite par Specto Média.
Autrice : Eléonore Plé
Enquête et réalisation : Eléonore Plé
Fixeur : Amin
Réalisation sonore : Norma Suzanne
Composition originale : Norma Suzanne
Identité graphique : Amandine Beghoul et Baptiste Cazaubon
Doublage version française : Yamane Mousli, Norma Suzanne, Isobel Coen, Franck Boissier
Doublage version anglaise : Isobel Coen
Montage : Hugo Sterchi et Norma Suzanne
Studio d’enregistrement : Radio M’S