Quoi qu’il en coûte

14 mai 2024 / Spectostudio
PODCASTS Tunisie, Terre de passages

Cet épisode a été réalisé en collaboration avec CCFD-Terre Solidaire. Cette ONG a effectué un travail de recherche et a produit un rapport : « Lumière sur les financements européens et français en Tunisie – La coopération migratoire au prix des droits humains ».

« Les personnes exilées cherchent à quitter la Tunisie le plus rapidement possible », déclare un militant local des droits humains

Romdhane Ben Amor, un activiste engagé et porte-parole de l’organisation de défense des droits humains FTDES, dresse un tableau tumultueux et difficile de son pays en ce qui concerne son traitement des étrangers fuyant les conflits ou la pauvreté.

Nous étions en 2008. À Redeyef, ville du sud-ouest tunisien d’où vient Romdhane Ben Amor, un mouvement social contre le régime de Ben Ali commençait à se former. À l’époque, le dictateur de longue date était au pouvoir depuis deux décennies et la Révolution tunisienne était encore une idée, à trois ans de réussir à renverser Ben Ali.

« Le mouvement a été réprimé par l’État tunisien, le régime de Ben Ali. Certains jeunes sont morts, et des centaines ou plus ont été emprisonnés », se souvient l’activiste. « Pendant cette période, j’ai participé à de nombreux événements et j’ai également commencé à bloguer. Lors d’un de ces événements en 2008, j’ai fait connaissance avec les membres fondateurs du FTDES, qui étaient là en tant qu’activistes, défenseurs des droits humains, syndicalistes. »

Au sein du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), Romdhane a trouvé une correspondance idéologique, et il n’a pas fallu longtemps avant qu’ils ne commencent à tous travailler ensemble. « Puis est venue la révolution, ils ont créé le forum, et j’ai été invité à les rejoindre en tant que membre. »

Bien qu’il ait initialement travaillé sur des questions de communication et de mouvements de protestation, avec le temps, Romdhane s’est de plus en plus intéressé aux sujets de migration et a commencé à se concentrer sur l’évolution de la réalité démographique du pays. « Je poursuis maintenant mes études en tant que chercheur en démographie, et la raison pour laquelle j’ai choisi ce sujet est parce qu’il se croise avec la question de la migration. »

Mais le sujet de la migration en Tunisie n’est pas facile à étudier ou à travailler, encore moins ces derniers temps. Au cours des 15 années, depuis que Romdhane a commencé son activisme, la Tunisie a été le témoin de différents scénarios en matière de migration, passant d’un pays d’origine à un pays de passage.

« Le pays a été transformé depuis 2020. De nombreux facteurs ont contribué à cette transformation, et il y a eu de nombreux changements. Il y a le facteur externe, qui a davantage à voir avec les dynamiques de la migration et les politiques européennes qui ont conduit à la fermeture de la route Est, ou la route par la Libye, et ont poussé indirectement les migrants à chercher d’autres routes comme la Tunisie », explique-t-il. « Mais il y a aussi des facteurs internes, liés à la crise politique, économique et sociale de la Tunisie. »

Être actif sur le terrain a montré à Romdhane comment les Tunisiens eux-mêmes influencent également directement la situation. « Les Tunisiens, bien sûr, contribuent également de manière importante, notamment grâce à la création de ces réseaux de passeurs. C’est une économie informelle qui a affecté les plus défavorisés, les plus marginalisés, c’est-à-dire la frontière avec l’Algérie, la frontière avec la Libye, et les zones rurales. Même la région de Sfax. »

« Il y a aussi la politique du président Kaïs Saied, qui a créé un climat de haine contre les migrants. Les migrants prenaient le temps nécessaire pour préparer leurs plans de migration, mais les actions de Kaïs Saied ont poussé des milliers d’entre eux à essayer de quitter la Tunisie le plus rapidement possible, quelles que soient les conditions. » Depuis le discours tristement célèbre du leader en février 2023, dans lequel il a qualifié la situation des migrants de « contre-nature » et a fait des commentaires xénophobes et racistes, la navigation dans le domaine de la défense des droits des migrants est devenue de plus en plus difficile.

La journée, Romdhane travaille en tant qu’enseignant dans une école primaire, et le soir, ou à tout moment libre qu’il trouve, il contribue au travail du FTDES en lisant, en écrivant, en assistant à des réunions, ou en coordonnant les différents départements de l’organisation. « Avec mon autre métier, il était déjà difficile pour moi de lui consacrer du temps, mais les choses commencent à devenir difficiles en Tunisie, pour travailler sur la migration… Tout a changé, surtout après le discours raciste du président. »

En tant que porte-parole du FTDES, Romdhane pouvait autrefois parler de questions sociales, civiques et environnementales sans craindre de représailles. Plus maintenant. « Nous étions également critiques à l’égard des politiques étatiques, des différents gouvernements, mais nous n’avons jamais été soumis à des pressions ou à des attaques. Les choses sont différentes en Tunisie maintenant. »

Il dit que la collaboration entre son pays et l’Union européenne ne parvient pas à gérer la situation de la Tunisie et, potentiellement, même à intensifier le problème. « Il y a un manque de transparence, qui est aussi un choix stratégique de l’État tunisien de ne pas parler des projets de coopération liés à l’externalisation des frontières. […] Et aussi de la part des autorités européennes, françaises ou italiennes, il n’y a pas assez de communication, surtout sur l’aspect sécurité et les ressources mises à la disposition de la Tunisie. »

D’autre part, et partiellement en raison de l’externalisation et des politiques adoptées par le ministère de l’Intérieur tunisien, les organisations affirment que les violations des droits humains dans le pays augmentent chaque jour. « Nous avons vu des migrants se voir priver de leurs droits ; ils n’ont pas le droit de travailler, le droit au logement. »

Que ce soit à l’égard des réfugiés, des demandeurs d’asile, des étudiants ou des travailleurs migrants, Romdhane voit des exemples de cette violation au quotidien. « Maintenant, nous voyons des migrants et des réfugiés regroupés dans des espaces publics. À Tunis, devant les agences tunisiennes, ou dans un jardin public devant les bureaux du HCR. Dans la région de Sfax, ils se rassemblent sous les oliviers, évacués de force de la ville, et poussés par la Garde nationale. Le sud de la Tunisie, un endroit entouré de mer sur trois côtés, s’est transformé en une sorte de péninsule camp de détention. »

Les mots de Romdhane Ben Amor dressent un tableau tumultueux de la Tunisie, une image qu’il espère changer en militant continuellement pour les droits de ceux qui sont marginalisés par la société et n’ont pas de voix dans son pays. Pour lui, travailler avec le FTDES est un moyen d’y parvenir.

À propos du FTDES : Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) est une organisation tunisienne fondée en 2011 pour lutter pour les droits économiques et sociaux des personnes au niveau national et international. Le FTDES travaille sur les thèmes suivants : les droits du travail, les droits des femmes, les droits environnementaux et les droits des migrants.

Journaliste : Marina Vidal
Edition : Rogerio Simoes
Traduction : Méline Laffabry

Cette infographie a été réalisée à partir des informations de CCD-Terre Solidaire dans son rapport « Lumière sur les financements européens et français en Tunisie – La coopération migratoire au prix des droits humains »
Cette infographie a été réalisée à partir des informations de CCD-Terre Solidaire dans son rapport « Lumière sur les financements européens et français en Tunisie – La coopération migratoire au prix
des droits humains »

La Tunisie est devenue les garde-côtes de l’Europe, affirme Amine Snoussi

Dans une interview avec aidóni, le journaliste Amine Snoussi dénonce les dérives autoritaires du président Kaïs Saïed et son instrumentalisation de la question migratoire à des fins politiques. Il met en lumière le financement opaque accordé par l’Europe à la Tunisie en échange de l’externalisation de la gestion des frontières, ce qui entraîne des violations documentées des droits humains par de nombreuses organisations.

Depuis 2011 et la révolution qui a initié l’établissement d’un régime démocratique représentatif, la Tunisie a bénéficié d’un financement européen substantiel, notamment pour soutenir la société civile et la démocratie. « La Tunisie survit grâce à des prêts et des subventions du FMI, » déclare Amine Snoussi, journaliste et auteur tunisien.

Cependant, depuis le passage à un régime autoritaire en 2021, les financements ont diminué. « Il y a de plus en plus de difficultés à soutenir financièrement la Tunisie, car il n’y a plus d’intérêt à dire que l’on soutient la seule démocratie du monde arabe. La solution du régime a été de conditionner l’aide à une réglementation plus stricte de la migration. »

Amine Snoussi souligne l’opacité entourant l’utilisation de ces fonds. Il pointe du doigt le manque de contrôle et de transparence dans la gestion des fonds alloués au ministère de l’Intérieur tunisien, responsable de la gestion des frontières.

Financer une politique migratoire marquée par le racisme

La politique migratoire de la Tunisie, sous la présidence de Kaïs Saïed, s’est durcie ces dernières années. « Il y a effectivement eu une réalité du racisme anti-noir en Tunisie bien avant [l’accession au pouvoir de Kaïs Saïed], » déclare Snoussi. « C’était un racisme omniprésent chez les individus, dans les contextes administratifs, dans le renouvellement des permis de séjour, dans les contextes de violence sociale, de mépris. Mais ce n’était pas au sommet de l’État. Et maintenant, c’est différent. »

Lors d’un discours le 21 février 2023, le président tunisien a déclaré que « des hordes d’immigrants illégaux d’Afrique subsaharienne » étaient arrivées en Tunisie et étaient responsables de « violences, de crimes et d’actes inacceptables ». Il a ajouté qu’il s’agissait d’une situation « anormale » qui faisait partie d’un plan criminel visant à « transformer la composition démographique de la Tunisie » et à la « transformer en un État africain n’appartenant plus au monde arabo-islamique ». Le discours a été dénoncé par de nombreuses organisations internationales et a déclenché une vague de violence dans le pays.

Accepter le financement européen pour le contrôle des frontières permet à Kaïs Saïed de financer sa propre politique migratoire. « L’idée est d’empêcher les subsahariens de même venir en Tunisie. C’est de transformer la Tunisie en un endroit hostile pour les migrants, comme la Libye, pour qu’il n’y ait même pas une tentative de passer par la Tunisie pour atteindre l’Europe, » dit Snoussi.

« Le cynisme diplomatique » européen

Amine Snoussi cite l’exemple des descentes de police effectuées à l’été 2023. « Nous devons encore contextualiser ce qui s’est passé l’été dernier. Ce sont des policiers qui viennent chercher des Noirs chez eux, juste parce qu’ils sont Noirs. Ils ne savent pas s’ils sont en situation irrégulière. Ils ne vérifient rien, ils les mettent dans des bus et les abandonnent dans le désert. Sans eau, sans rien. »

Le journaliste pointe du doigt ce qu’il considère comme un manque de réaction à l’extérieur du pays. « Il n’y a pas eu tant de condamnations. Il n’y a pas eu tant de critiques de la part des pays européens. Il n’y avait pas d’inquiétude. Il n’y avait pas de remise en question des relations. »

Il dénonce ce qu’il considère comme le cynisme des pays européens qui financent les politiques migratoires répressives de la Tunisie et ferment les yeux sur les violations des droits humains. Il souligne que les nations européennes ont déjà collaboré avec des régimes autoritaires dans le passé, en Tunisie et ailleurs.

« Ils ont simplement vu quelqu’un capable de faire le travail sale pour eux. Pourquoi acceptons-nous de faire des affaires et de financer des choses illégales ? “Je ne sais pas, mais ce n’est pas nouveau. En tout cas, sous Ben Ali, par exemple, la France, l’Europe, savaient que le ministère de l’Intérieur torturait des gens, emprisonnait des opposants, parfois les tuait. Cela ne les a pas empêchés de financer des programmes pour la police tunisienne, en équipements, en technologie, etc. »

Cela se passe de la même manière avec la relation entre l’Europe et l’Égypte, dit-il. « L’Europe sait très bien que l’Égypte a un nombre d’opposants politiques en prison qui défient toute concurrence. Ce sont des chiffres dignes d’une ville de taille moyenne en France. Il n’y a pas de liberté politique. Il y a des mauvais traitements envers les opposants. Cela n’empêche pas la France d’en faire son principal allié en termes de ventes d’armes, en termes de partage de renseignements diplomatiques, de partage de renseignements, etc. Je pense que c’est plus général. Il y a un cynisme diplomatique qui s’est installé. Tant que cela sert nos intérêts, ce n’est pas un gros problème. »

« Transfert de souveraineté »

La situation actuelle, qui équivaut à une externalisation de la gestion des frontières par l’Europe, n’est pas seulement un transfert de moyens financiers, selon Amine Snoussi. Il dit que c’est aussi, et surtout, un transfert de responsabilité.

« L’externalisation des frontières rend également les frontières plus difficiles d’accès. Il s’agit de former la Tunisie à être plus agressive sur ses frontières, à être plus rigoureuse, et surtout à avoir des garde-côtes capables de veiller à ce que les migrants finissent dans l’eau. [Que ces garde-côtes] soient prêts à le faire pour protéger l’Europe de l’arrivée des migrants. C’est, de facto, un transfert de souveraineté car politiquement, ce n’est pas à [la Tunisie] de gérer les frontières de l’Europe. Et surtout, c’est un problème majeur pour le reste de l’Afrique. »

Pourquoi ce système servirait-il les intérêts européens ? « Je pense qu’il y a pas mal de libéraux et de personnes de la majorité politique européenne qui disent, allez, déplaçons le problème. Mettons-le en Tunisie, » dit Snoussi. « Et comme ça, il ne sera plus visible. Le problème, c’est que les migrants existent, nous les voyons. C’est ce qui est effrayant. Lorsqu’il y a une couverture médiatique de SOS Méditerranée, de migrants mourant en mer, etc., c’est problématique pour l’Europe, c’est problématique pour son image, problématique pour la crédibilité politique des personnes qui la dirigent. Si nous confions la responsabilité, et pouvons blâmer l’État tunisien, les Occidentaux gagnent sur tous les fronts. »

Amine Snoussi pense que l’objectif est de faire porter la responsabilité à d’autres. « Confier la responsabilité de la migration à des organisations privées, ne nous mentons pas sur ce que cela va entraîner. Nous l’avons vu, même avec des organisations qui ne sont pas privées, comme Frontex. La catastrophe humanitaire qu’est Frontex… Je ne pense pas que l’objectif soit d’être plus discret. Je pense que l’idée est de ne pas assumer la responsabilité. »

« Dire ‘ce n’est pas nous’ est toujours puissant quand il s’agit de migration. Parce que dans la Méditerranée, tout le monde est responsable. Ce ne sont pas seulement les pays ayant une frontière maritime. C’est toute l’Europe qui est responsable. Parce qu’ils n’ont jamais voulu harmoniser la politique d’accueil, ils n’ont jamais voulu assouplir les conditions de visa, etc. L’idée n’est pas d’assumer la responsabilité politique. C’est de confier ce rôle à une autre institution et de ne pas être responsable des décès. »

Journaliste : Méline Laffabry
Editeur : Rogério Simoes
Traduction : Méline Laffabry



Cette série multimédia est produite par Specto Média.
Autrice : Eléonore Plé
Enquête et réalisation : Eléonore Plé
Fixeur : Amin
Réalisation sonore : Norma Suzanne
Composition originale : Norma Suzanne
Identité graphique : Amandine Beghoul et Baptiste Cazaubon
Doublage version anglaise : Isobel Coen
Montage : Hugo Sterchi et Norma Suzanne
Studio d’enregistrement : Radio M’S

Cette série multimédia est réalisée en collaboration avec aidóni pour la traduction, la rédaction des articles et des portraits. Pour découvrir la série en version anglaise, rendez-vous sur aidóni.

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