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Journaliste tunisien, Walid Bourouis, vit désormais en exil en France. Son crime ? Avoir critiqué le régime autoritaire du président Kaïs Saïed. Bourouis dénonce le décret-loi 54, qui restreint la liberté de la presse et réduit au silence toute opposition. Son histoire met en lumière la répression croissante des médias et des militants en Tunisie.
*Cet entretien a été réalisé avant les événements de mai 2024 au cours desquels des militants, des avocats et des journalistes tunisiens ont été arrêtés.
Walid Bourouis, journaliste et défenseur des droits en Tunisie, lutte depuis plus de dix ans pour la liberté d’expression dans son pays. Son activisme lui vaut d’être la cible de menaces et de harcèlement de la part des autorités tunisiennes depuis 2016. Il a franchi une limite le 16 février 2023 en dénonçant le décret-loi 54, un code introduit par le président Kaïs Saïed en 2022 qui, selon Bourouis, n’a qu’un seul but : « réduire au silence toute opposition potentielle ». Il vit aujourd’hui en exil en France en tant que journaliste, tout en restant fidèle à son combat pour la liberté de la presse.
« La situation actuelle en Tunisie est pire qu’une dictature », a déclaré Walid Bourouis dans une interview accordée à aidóni. « Sous l’ancien régime de Ben Ali, la sphère médiatique était au moins légèrement libérée. Depuis le 25 juillet 2021, c’est un cauchemar ». La date à laquelle il fait référence est le jour où le président Kaïs Saïed a démis le gouvernement du Premier ministre de l’époque, Hichem Mechichi, et a imposé un régime autocratique, dans ce qui est désormais connu sous le nom d’auto-coup d’État tunisien. Depuis lors, la liberté de la presse s’est fortement dégradée dans le pays.
Ce journaliste de 39 ans a commencé sa carrière en 2009, en travaillant comme producteur et rédacteur en chef pour plusieurs sociétés de production médiatique, dont Cactus Prod, la principale société de production télévisuelle en Tunisie. Il a été élu président de la section syndicale du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) en 2016, rôle dans le cadre duquel il a défendu ses collègues contre des licenciements injustifiés et promu les droits des journalistes à travailler librement.
La situation en Tunisie est devenue plus dangereuse pour Bourouis après qu’il ait publiquement condamné le décret-loi 54, publié en septembre 2022. Ce décret stipule que la diffusion intentionnelle de rumeurs ou de fausses nouvelles est passible d’une amende de 50 000 dinars tunisiens (15 670 euros) et de cinq à dix ans d’emprisonnement, la peine la plus longue étant appliquée si l’information jugée fausse a visé un agent de la fonction publique.
Menacé de sanctions sévères pour avoir osé s’élever contre le décret et le régime de plus en plus oppressif, Bourouis a estimé qu’il n’avait pas d’autre choix que de fuir son pays le 26 avril 2023, en demandant l’asile à Toulouse, en France. Il s’est tourné vers des collègues journalistes pour le soutenir dans son départ : « J’ai été accueilli par le SNJ-CGT et d’autres organisations syndicales. Cela s’est fait en douceur grâce à mes collègues ».
Le pays que Walid Bourouis laisse derrière lui était autrefois l’espoir de la démocratie dans le monde arabe. Après avoir lancé sa révolution en 2011 en renversant le dictateur Zine El-Abidine Ben Ali, le pays d’Afrique du Nord est devenu l’une des seules nations du printemps arabe à échapper à la guerre civile et à adopter un système multipartite. C’est dans le sillage de cette révolution que M. Bourouis a commencé à lutter pour la liberté d’expression dans son pays. « La Tunisie a été un exemple qui a inspiré plusieurs pays de la région », a-t-il déclaré à aidóni. Elle est entrée dans une transition démocratique qui, bien que fragile, a été « une vraie démocratie pendant dix ans ».
Cela était vrai jusqu’à la prise de pouvoir unilatérale de l’actuel président Kaïs Saïed en 2021 (inaugurée en octobre 2019), un homme que Walid décrit comme un dirigeant à la fois « dictateur, fasciste et populiste ». En juillet 2021, Kaïs Saïed a commencé à gouverner par décret, dissolvant le gouvernement et gelant le parlement. À l’heure actuelle, a déclaré Bourouis, « il n’y a qu’une seule couleur politique – c’est la couleur de Kaïs Saïed ».
Le président Saïed a signé le décret-loi 54 l’année suivante. Son impact sur la démocratie tunisienne a été à la fois considérable et dramatique. Selon le classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, la Tunisie est passée de la 72ème place mondiale en 2019 à la 118ème en 2024. Bourouis estime que le classement de la Tunisie « va encore baisser ».
Selon les professionnels des médias, la situation sur le terrain est un véritable cauchemar pour eux. Depuis la publication du décret, les arrestations de journalistes et d’autres professionnels des médias se sont multipliées. La Fédération internationale des journalistes (FIJ) a révélé que plus de trente journalistes ont été arrêtés pour la seule année 2023. Reporters sans frontières note que le décret est particulièrement néfaste car il ne précise pas ce qui est considéré comme des rumeurs et/ou des fausses nouvelles, invitant à une interprétation subjective par les autorités et les procureurs.
« Le décret-loi 54 vise ce qui se passe sur les réseaux sociaux et les médias traditionnels… personne ne peut y échapper ».
Walid Bourouis attire l’attention sur le cas de Noureddine Boutar, directeur de la principale station de radio tunisienne, Mosaïque FM. Fervent critique du régime autoritaire de Saïed, Boutar a été détenu arbitrairement le 13 février 2023 et libéré contre une caution d’un million de dinars tunisiens (environ 300 000 euros) le 24 mai 2023. « Le message était clair pour tout le monde », dit Walid. « Soit vous coopérez, soit vous vous retrouvez en prison. Après la libération de Noureddine Boutar, tout le monde sait que s’en prendre à Kaïs Saïed signifierait automatiquement aller en prison ». Freedom House rapporte que plusieurs professionnels des médias pratiquent l’autocensure depuis le décret.
« Il y a une atmosphère de peur qui règne parmi les journalistes », dit Walid Bourouis, répétant cette phrase plusieurs fois au cours de la conversation avec aidóni – une atmosphère de peur. « Je sais que d’autres journalistes présents en Tunisie pratiquent l’autocensure. Et si ce n’est pas eux, ce sont leurs rédacteurs en chef », explique-t’il. « C’est un pays qui s’est transformé en prison à ciel ouvert pour les opposants politiques, les journalistes et les défenseurs des droits (…) Leur point commun est de défier Kaïs Saïed ». Néanmoins, lorsqu’on lui demande s’il a – ou s’il aurait – restreint sa propre liberté d’expression, Walid affirme : « l’autocensure n’a pas sa place dans mon dictionnaire ».
Tant que Walid ne se trouve pas sur le sol tunisien, il pense être à l’abri de toute action de la part du gouvernement de son pays. Il n’a cependant pas abandonné son combat pour la liberté de la presse dans son pays. « Nous continuons à faire avancer les choses ici en France. Bien sûr, nous n’avons pas beaucoup d’influence ». « Les journalistes qui travaillent sur la réalité de ce qui se passe en Tunisie ne peuvent pas mettre les pieds en Tunisie. Tant que Kaïs Saïed est au pouvoir, il m’est impossible [de rentrer]. Retourner en Tunisie signifierait aller directement en prison ».
Bien que les circonstances soient peu encourageantes, il pense que le régime actuel finira par s’effondrer. « La démocratie n’arrive pas en dix ans… La révolution est un processus complet… Ce régime tombera, avec cette crise économique, avec la liberté et la démocratie en crise, Kaïs Saïed tombera ». Il est également convaincu qu’il reviendra dans son pays. « Je sais très bien qu’un jour je reviendrai en Tunisie, je continuerai ce combat ».
Journaliste : Nesreen Yousfi
Edition : Rogerio Simoes
Traduction : Méline Laffabry
La censure accrue et la propagande entravent la couverture des abus contre les individus d’Afrique subsaharienne en Tunisie. Alors que le discours officiel tente de convaincre le peuple que la migration va changer la composition démographique du pays, les médias indépendants peinent à donner une voix aux personnes en situation d’exil venant d’autres régions d’Afrique.
Alors que le gouvernement tunisien accuse les exilés d’être à l’origine des défis économiques et politiques significatifs du pays, la presse locale indépendante lutte pour confronter les rhétoriques racistes et examiner les complexités entourant des questions telles que l’immigration. « Les journaux et les chaînes de télévision [en Tunisie] consacrent du temps d’antenne aux dernières conspirations internationales et nationales destinées à déstabiliser la Tunisie. Pendant ce temps, les étagères des supermarchés restent vides et le sauvetage économique du pays par le Fonds monétaire international (FMI), promis de longue date, reste aussi distant que jamais », a écrit le magazine Foreign Policy en mars 2023.
En Tunisie, de nombreux médias évitent de critiquer les politiques du gouvernement sur cette question ou d’amplifier les voix des personnes en situation d’exil. Ce manque de points de vue diversifiés a le potentiel de solidifier une opinion publique négative, biaisée contre les migrants, en particulier ceux d’Afrique subsaharienne. « Dans les médias, on peut distinguer deux lignes : les médias publics qui traitent cette question du point de vue de l’État, et les médias privés et alternatifs qui critiquent ce discours haineux et braquent les projecteurs sur les vrais problèmes des migrants subsahariens en Tunisie. », a déclaré Walid Bourouis, journaliste et expert en communication tunisien, exilé en France depuis avril 2023, à aidóni.
« Malheureusement, la version officielle gagne de plus en plus du terrain et la majorité des tunisiens pensent que la présence des subsahariens sur le territoire est un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique du pays », a déclaré Bourouis. Bien qu’il reconnaisse les efforts de la société civile pour repousser cette tendance, il n’est pas optimiste quant à l’avenir, ajoutant : « Confrontée à ce régime despotique, la bataille est perdue d’avance ».
Autrefois un phare d’espoir pour la démocratie au Moyen-Orient, la Tunisie connaît une régression démocratique rapide ces dernières années. Ce déclin s’accompagne d’une hostilité croissante et d’une recrudescence des attaques contre les exilés d’origine subsaharienne. Les 21 000 migrants noirs en Tunisie, parmi une population de 12 millions, sont soumis à des abus et des harcèlements persistants, tout en étant largement absents de tous les domaines de la vie publique et en n’ayant pas accès au marché du travail, y compris aux postes de décision.
En 2023, les incidents de violence documentés visant les personnes noires et africaines en situation d’exil ont considérablement augmenté. En juillet de cette année-là, plus de 1 000 d’entre elles ont été expulsées de force et laissées en détresse dans le désert entre la Tunisie et la Libye, supportant des températures extrêmes sans accès aux nécessités de base. L’organisation Human Rights Watch a rapporté des abus graves commis par la police tunisienne, l’armée et les garde-côtes contre les exilés africains noirs, incluant détentions arbitraires, tortures, expulsions forcées, usage excessif de la force et vols.
Cette recrudescence des abus a été exacerbée par les remarques du président Kaïs Saïed, qui, en février 2023, a affirmé que l’immigration d’Afrique subsaharienne visait à altérer l’identité nationale de la Tunisie. Saïed a déclaré que les migrants créent une situation « non naturelle » dans le cadre d’un plan criminel visant à changer la composition démographique du pays, en plus d’être une source de criminalité et de violence dans le pays.
« Le but non déclaré des vagues successives d’immigration illégale est de considérer la Tunisie comme un pays purement africain qui n’a aucune affiliation aux nations arabes et islamiques », a-t-il déclaré dans un discours au Conseil de sécurité nationale. De plus, il a appelé les forces de sécurité à « mettre fin à ce phénomène ». Le discours a émergé dans un contexte de crise financière aggravée en Tunisie et de la baisse de popularité du président Saïed.
Au début de 2024, le Parti nationaliste tunisien a publié une pétition en ligne demandant l’expulsion des Africains des pays subsahariens et l’imposition de visas d’entrée. Cette pétition, apparemment approuvée par près d’un million de personnes, énonce quatre points clés visant à renforcer les restrictions sur les migrants et à abroger les lois anti-discrimination.
En mai 2024, lorsque Amnesty International décrit comme une « répression sans précédent contre les migrants, les réfugiés et les défenseurs des droits humains travaillant à protéger leurs droits, ainsi que les journalistes », le gouvernement tunisien « a convoqué et enquêté sur les dirigeants, les anciens membres du personnel ou les membres d’au moins 12 organisations sur des accusations floues incluant des “crimes financiers” pour avoir aidé les migrants, y compris une organisation tunisienne qui travaille en partenariat avec l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, le HCR, pour soutenir les demandeurs d’asile à travers le processus de détermination du statut de réfugié dans le pays. »
La liberté de la presse a rapidement décliné en Tunisie. Le pays a été classé 118ème parmi 180 pays dans l’Indice mondial de la liberté de la presse 2024 de Reporters sans frontières, contre 94ème en 2022.
Des campagnes de harcèlement et de poursuites en diffamation persistantes aux procès militaires et aux détentions, les journalistes en Tunisie ont fait face à une série de répressions au cours des dernières années. En 2023, les autorités tunisiennes ont emprisonné le journaliste Khalifa Guesmi sur des accusations de sécurité nationale. Elles ont également perquisitionné et fouillé le domicile de Noureddine Boutar, directeur de la station de radio indépendante locale et du site d’information Mosaique FM, et l’ont arrêté. Plus tôt en 2024, les autorités ont également arrêté le journaliste d’Al-Jazeera Samir Sassi sur des accusations non divulguées.
« Plusieurs médias, ont changé leur ligne éditoriale, on recrutant même des chroniqueurs pro pouvoir. Il y a un climat de peur qui règne et qui pèse lourd sur les journalistes en Tunisie », a déclaré le journaliste Walid Bourouis.
La vague d’arrestations visant des figures de la société civile, des avocats, des militants politiques, qui a commencé début mai 2024 et se poursuit au moment de la publication de cet article, inclut plusieurs journalistes. Houssem Hajlaoui, cofondateur et éditeur du site d’information indépendant local Inkyfada, a été arrêté le 14 mai pour des publications sur les réseaux sociaux datant de 2020-2023. Sonia Dahmani a été arrêtée pour diffusion de fausses nouvelles portant atteinte à la sécurité publique et incitation à la haine, Borhen Bssais et Mourad Zghidi ont été arrêtés pour « publication de nouvelles contenant des données personnelles et fausses nouvelles visant à diffamer ».
Face à la répression croissante et à la discrimination profondément enracinée, les médias indépendants en Tunisie continuent de repousser les limites, critiquant les politiques du gouvernement actuel. Ils documentent et révèlent également les violations des droits humains commises contre les personnes en situation d’exil. Ces rédactions, entre autres, incluent les médias indépendants Alqatiba, Nawaat, et des programmes radio tels que Midi Show de Mosaïque FM.
Journaliste : Teona Sekhniashvili
Editeur : Şebnem Adıyaman
Traduction : Méline Laffabry
Cette série multimédia est produite par Specto Média.
Autrice : Eléonore Plé
Enquête et réalisation : Eléonore Plé
Fixeur : Amin
Réalisation sonore : Norma Suzanne
Composition originale : Norma Suzanne
Identité graphique : Amandine Beghoul et Baptiste Cazaubon
Doublage version anglaise : Isobel Coen
Montage : Hugo Sterchi et Norma Suzanne
Studio d’enregistrement : Radio M’S